• LA CIGARETTE<o:p></o:p>

    A la manière d’Emmanuel Carrère<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    Il fumait beaucoup. A toute heure du jour et en tous lieux. Et nul n’aurait su dire si on l’avait vu jamais sans la cigarette au bec. La cigarette faisait partie de sa physionomie, de son visage. Or un soir, il dit soudain, tout en tirant une longue bouffée de sa Marlboro :<o:p></o:p>

    -         Et si j’arrêtais la clope ?<o:p></o:p>

    Assise dans le canapé, Agnès qui feuilletait le programme télé en attendant « Plus belle la vie » sur la 3,  eut un rire léger en le regardant :<o:p></o:p>

    -         Ce serait une bonne idée, dit-elle.<o:p></o:p>

    Il sourit. Sur le guéridon du salon, le cendrier était plein, rempli de mégots de toutes les longueurs et de toutes les marques. Et les cendres débordaient, formant plein de petits points gris sur la table. Il y en avait aussi par terre. Le cendrier se remplissait très vite, obligeant Agnès à le vider deux fois par jour, parfois davantage. C’était un rituel domestique qu’elle accomplissait machinalement, sans même y penser. Aussi ne prit-elle pas garde à sa remarque. Il se rendit dans la salle de bain, alluma une nouvelle cigarette et se regarda longuement dans le miroir. <o:p></o:p>

    -         C’est vrai, je peux m’arrêter de fumer, ne plus prendre de cigarette, lança-t-il.<o:p></o:p>

    -         J’ai l’habitude de te voir fumer, mais ça ne te fait pas de bien, et à moi non plus. Tu tousses. Et puis ça ne fait pas viril de fumer. Encore moins de cracher. Ce serait bien d’arrêter.<o:p></o:p>

    Elle passa la tête par la porte entrouverte de la salle de bain :<o:p></o:p>

    -         Je descends faire quelques courses chez Simply. Il faudra partir d’ici une heure, alors ne traîne pas trop.<o:p></o:p>

    Il entendit le cliquetis du trousseau de clefs, la porte qui claque. Agnès était sortie. Il l’imagina ses talons hauts claquant sur le trottoir. Agnès remarquait souvent les petits détails, dont elle faisait ensuite la remarque en diverses circonstances.<o:p></o:p>

    -         Et si je supprimais toutes les cigarettes pour lui faire la surprise ? Tout à l’heure elle m’a dit que ce serait une bonne idée… <o:p></o:p>

    Il ôta la cigarette de sa bouche : c’est vrai, sans la cigarette, c’est à peine s’il reconnaissait son visage… Il sourit comme un gamin s’apprêtant à faire une mauvaise blague, puis éteignit vivement sa cigarette et la jeta dans la poubelle. Il se débarrassa également des quelques paquets pleins qu’il trimballait toujours dans ses poches. Puis il vida tous les cendriers de la maison, les lava et les rangea. Que dirait Agnès ? Serait-elle horrifiée de le découvrir non-fumeur ?<o:p></o:p>

    La sonnette de la porte retentit et, du canapé où il se tenait, il vit Agnès pousser la porte du pied, les bras encombrés de paquets. Elle alla tout droit dans la cuisine. Elle ne l’avait pas regardé.<o:p></o:p>

    -         Mets tes chaussures, on doit partir… Tu as vu l’heure ? Il faudrait peut-être y aller, il est temps, dit-elle en se tournant vers lui. <o:p></o:p>

    Elle n’avait rien remarqué. Ils descendirent au parking et montèrent dans la voiture. Il éprouva une forte envie de fumer. Mais cette fois il démarra immédiatement, sans chercher son paquet de Marlboro. Il n’avait jamais fait ça. Mais elle ne paraissait pas avoir remarqué quoi que ce soit. Au feu rouge, il sentit monter son irritation. D’habitude elle remarquait tout, la plus petite chose. Il se pencha vers elle, approcha son visage sans cigarette du cou d’Agnès :<o:p></o:p>

    -          Ça change, non ?<o:p></o:p>

    -         Qu’est-ce qui change ?<o:p></o:p>

    Tournée vers lui, elle le dévisagea, plutôt enjouée, sans inquiétude.<o:p></o:p>

    -         Bon, allez, ne me fais pas marcher ! dit-il, tu as bien vu…<o:p></o:p>

    -         Mais vu quoi ?  Explique-moi.<o:p></o:p>

    -         Non, arrête maintenant ! Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.<o:p></o:p>

    -         J’en ai assez ! cria-t-elle enfin. Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer ?<o:p></o:p>

    -         La cigarette… murmura-t-il, suppliant…<o:p></o:p>

    -         Quoi, la cigarette ? tu n’en as plus ? tu veux que je descende t’en acheter ? dis-le !... pas la peine d’en faire une histoire, merde !<o:p></o:p>

    -         Mais enfin, touche, bon dieu ! Et il prit la main d’Agnès qu’il pressa sur sa bouche. Je ne fume plus ! Plus de cigarette au bec !<o:p></o:p>

    Elle retira sa main, eut un petit rire bref :<o:p></o:p>

    -         Et alors, dit-elle, tu parles d’un exploit ! Dix fois, vingt fois par jour tu cesses de fumer ! Le problème c’est que, juste après,  tu en allumes une autre ! <o:p></o:p>

    -         Mais cette fois, c’est fini, je ne fume plus, plus jamais. Je fais ça pour toi, ma chérie…<o:p></o:p>

    Il y eut un long silence qui dura plusieurs minutes. Puis Agnès reprit :<o:p></o:p>

    -         Et si on allait annoncer cette grande nouvelle à Serge et Véronique ?<o:p></o:p>

    Il acquiesça. Ils roulèrent encore un moment avant d’atteindre Montparnasse. C’était là qu’habitaient leurs amis, dans une rue pavée dont l’accès était fermé par une grille. Agnès était heureuse. Fière aussi qu’il ait arrêté de fumer pour elle. C’était un geste d’amour, et cela la touchait. A un moment ils furent bloqués dans un embouteillage. Agnès avait baissé la vitre. Mais soudain, elle cria :<o:p></o:p>

    -         Ah, mais je comprends tout !  Fais demi-tour, je ne veux plus aller chez Serge et Véronique !  Ah c’est pour ça que tu arrêtes de fumer ! Tu te fous vraiment de ma gueule !... Moi qui croyais que tu le faisais par amour pour moi !....<o:p></o:p>

    -         Mais…ma chérie, balbutia-t-il… je te jure !... <o:p></o:p>

    -         Et tu jures, en plus ! De beaux salauds, les hommes ! hurlait-elle. Tous des salauds !... Et toi le premier !<o:p></o:p>

    Et du doigt elle lui désigna la vitrine du marchand de journaux. La presse titrait en gros caractères, à la une :<o:p></o:p>

    « Plus de tabac dans les lieux publics à compter du premier janvier. La loi est votée. »<o:p></o:p>



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  • JE FUME DONC JE SUIS

    A la manière de Descartes

    Par Robert Lasnier

     

    La dernière et plus prochaine cause des passions fumeuses n’est autre que l’agitation dont les esprits tabagiques meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Je remarque, outre cela, que les cigarettes excitent en nous toutes sortes de passions par l’extrême diversité des fumées de nicotine qui se trouvent en elles, et que l’aspiration des goudrons qu’on fait par l’usage de la clope, dispose l’âme à des mouvements de nos esprits animaux que l’on nomme ordinairement accoutumance. Je ne ferai point ici le dénombrement parfait de tous les vices que met en notre corps et en notre esprit l’usage funeste de l’herbe à Nicot. Lorsque la rencontre d’une cigarette nouvelle nous surprend, nous la jugeons être nouvelle et fort différente de la cigarette que nous étions accoutumés de fumer, par cela simplement que nous avons de l’admiration pour la première que nous connaissons, cependant que l’âcre vapeur de la seconde nous étonne en ce qu’elle n’était pas en notre conscience précédemment, encore inconnue de nos sens qui ne l’avaient point éprouvée. Et son goût ne nous semble pas convenable en notre bouche, car nous sommes tout marqués par l’admiration que notre cœur ressent pour celle à laquelle nous sommes accoutumés déjà. Cette admiration nous cache dès lors  tout le mal qui nous peut advenir des exhalaisons tabagiques. Le cancer, les tumeurs malignes, toux opiniâtres et autres pestes ne nous semblent pas des dangers haïssables, de par l’admiration qui nous l’occulte en raison de la fausseté de notre  jugement que la nicotine provoque. Du fait que le tabac nous semble bon et fait forte impression sur nos sens, nous en déduisons à tort qu’il est bénéfique à notre santé et à notre âme. J’y vois sécurité et assurance, en sorte que je m’écrie « Je fume donc je suis », tant est grande en moi cette évidence du suprême bien que me  procure le tabac par l’empreinte fausse qu’il fait en moi. Ce qui fut cause que je pensai qu’il fallait un autre discours sur la méthode pour cesser de fumer. Il m’apparut que j’aurais assez des quatre préceptes suivants pour y parvenir :<o:p></o:p>

    -         Le premier était de ne recevoir aucune cigarette pour bonne que je ne la connusse être évidemment sans tabac ni goudrons.<o:p></o:p>

    -         Le second, de diviser chaque cigarette en autant de petits mégots qui fussent plus aisés à jeter en des cendriers.<o:p></o:p>

    -         Le troisième était de légiférer, en sorte qu’il ne fût plus permis d’empoisonner l’air des lieux publics par les exhalaisons et les miasmes du tabac.<o:p></o:p>

    -         Le dernier était de faire partout des dénombrements si entiers et si parfaits des fumeurs, que je fusse assuré de n’en omettre aucun.  Et enfin, de mettre ces fumeurs en état de payer les plus lourdes amendes, en sorte que nul jamais ne puisse plus faire entendre cette maxime haïssable : «  Je fume donc je suis. »


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  • UNE FEMME LIBRE, ENFIN<o:p></o:p>

    A la manière de Christine Angot<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    J’ai été fumeuse pendant trois ans. Plus exactement j’ai cru que j’étais condamnée à fumer. L’accoutumance, il paraît. On commence et on croit qu’on va pouvoir s’arrêter. Quand on veut. La liberté. Décider de soi, de sa vie de femme, de sa fumée. Mais non. On se met à tousser. Retousser. Puis la fumée sort de partout, trop souvent. Trop partout. J’ai constaté que je n’avais plus mes règles. J’ai allumé une Winston : mon vagin s’est mis à fumer. Too much. Je ne pouvais pas accepter de m’encrasser. Pas là. Ou le gynéco exigerait un ramonage. Fallait en avoir le cœur net. Le test s’était avéré positif. Poumons encrassés. D’emblée. A  peine quelques jours, j’étais attachée. Pour toujours. J’ai cru. J’avais  seize ans. Mon père quarante. Il me disait que j’étais belle. Souvent. De plus en plus souvent. C’est lui qui me l’a mise en bouche. Un soir en s’approchant sans dire un mot. Entre mes lèvres un long tuyau. Long et dur. Un tuyau tout droit. Tout chaud aussi. C’était  sa pipe ! C’était la première fois qu’il me la montrait. Il répétait : « Et des comme ça, t’en as vu, dis, des comme ça ? ». Bien sûr que non. J’en avais jamais vu, j’étais trop jeune. Il le savait pourtant, mon père. J’avais jamais fumé avant.  A peine avais-je aspiré trois fois, que le jus est venu : un liquide amer et brun, plein de tabac. M’a giclé entre les dents. Comme si je chiquais. Le dégoût m’a pris. Un dégoût profond. Comme mon vagin. J’ai vomi. Revomi. J’ai dit je ne veux plus ça, mais mon père a ri. J’ai continué. Je voulais pas lui faire de peine. Déjà que ma mère était partie. Il avait pas supporté. Je me suis mise à fumer. Encore la pipe. Je le faisais souvent. Tous les jours. Un soir mon père m’a dit avale. Son regard était terrible. J’ai avalé, c’était tout blanc… La fumée de sa pipe. Un drôle de goût, j’ai pas pu avaler. J’ai recraché. Le lendemain j’ai rencontré Marc. Je ne lui ai pas parlé de ça. On est allés tous les deux au café. Il a commandé un Seven-Up. Moi un Coca light. C’est bon, le Coca, ça enlève le goût de la pipe. Après on est allés au cinéma. Voir un film, Soleil Vert. Une histoire de fiction : des vieux euthanasiés. Transformés en savonnettes. Ou en tablettes déshydratées : de la nourriture pour les vivants. Me rappelle plus bien au juste. Marc m’a embrassée. Pas un mot pendant l’entracte. Etrange. Ou peut-être normal, on ne peut pas toujours savoir. Je sais pas s’il a senti dans ma bouche la pipe de mon père. Peut-être. Ou pas. Quand le film a commencé, il m’a demandé de sucer. Un esquimau. Ca coulait sur les côtés. Il fumait pas, Marc, il suçait des esquimaux. J’étais intelligente. Enfin souvent. Mais là, je me retrouvais prisonnière. Entre mon père et Marc. Comment faire ? Choisir ? Comment ? Entre la pipe et l’esquimau, fallait que je me décide. Avaler ou sucer. Dilemme. De toute façon, pas possible de mettre les deux dans ma bouche. C’est la pipe ou l’esquimau. J’ai abandonné les deux. Et fumé des cigarettes. Le bonheur. Plus la peine de m’acheter un godemiché pour connaître des vertiges, j’ai le tabac. Je regarde par la fenêtre. J’aperçois le jardin, les lauriers, le magnolia. Je fume, je fume. Claude est arrivé. Il me dit ne fais pas semblant de fumer. Repose-toi. Je réponds que je suis crevée. Je fume trop, tu as raison. Poumons encrassés. Essoufflée. Mais je continue. J’appelle Claude : « Garçon : l’addiction ! ». Moi si intelligente, je deviens conne. J’ai changé de cigarettes. D’abord des Marlboro. Comme tout le monde. Puis des Anfa mentholées. Là j’ai joui. Extase tabagique. Rejoui avec des Players Medium Navy Cut. Où il y a de la gêne y a pas de plaisir, disait mon père. Orgasme nicotinique. Claude est médecin. Il m’a prescrit une rééducation respiratoire. Je tousse beaucoup. Le matin. Surtout. Je continue de fumer. Cigarettes, cigares, pipe. Tout. Toux… C’est mon père qui m’a appris la nouvelle. Finie la cigarette. Interdit le tabac. Au premier janvier. Plus rien. J’ai pleuré, ça coulait. Comme des sécrétions vaginales. J’étais en plein délire tabagique. Ça a duré tout l’après-midi. Marc a téléphoné. M’a demandé si j’avais envie de sucer. Un esquimau encore. J’ai dit non mais le cinéma si tu veux. Faire bonne figure devant Marc. Ne pas craquer. Ne plus fumer. J’avais décidé : plus jamais. On y est allés. Le film c’était Obélix et Clitorix. J’ai joui dans le noir. Sans la pipe de mon père. Sans sucer. Sans tabac. Une femme libre. Enfin.<o:p></o:p>


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  • L’ARRACHE-CLOPE<o:p></o:p>

    à la manière de Boris VIAN<o:p></o:p>

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    par Robert LASNIER<o:p></o:p>

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    On était arrivé à une trifurcation. C’est là qu’était la maison de Colin. Les murs d’un beau bleu caramel étaient aussi verts que de la cannelle pointue, ce qui faisait joli visuellement, et ils sentaient la framboise écrasée, ce qui était du meilleur effet olfactif. Chloé aimait bien la framboise écrasée, alors elle venait souvent chez Colin. Un peu pour Colin et pour la maison, mais aussi parce que Colin avait un pick-up pour écouter des disques de jazz. Et surtout il avait un extraordinaire piano à tabac. Chloé s’était installée dans le salon. Elle toussa un peu. C’était une vaste pièce. Elle n’était pas basse de plafond. Mais comme elle était haute de plancher, ça revenait au même. Les murs, rectilignes au premier coup d’œil, se brisaient soudain brutalement à chaque angle de la pièce, formant alors un angle droit. C’était tout à fait curieux. Sur des étagères, des bocaux contenaient des embryons dénaturés qui flottaient dans de l’alcool qui l’était également. Les bébés avaient été victimes du tabagisme passif, dans le ventre de leur mère. On avait avorté ces mères criminelles. Les embryons avaient été placés dans des bocaux, en verre fumé naturellement. Le corps des mères indignes avait été envoyé chez l’équarisseur. Chloé aimait cette ambiance douce et feutrée.<o:p></o:p>

    -         J’ai envie de fumer, je peux ? demanda-telle<o:p></o:p>

    -         Tu veux voir mon piano à fumée ? Il est au point maintenant. J’ai fini hier tous les réglages.<o:p></o:p>

    -         Comment ça marche ?<o:p></o:p>

    -         Eh bien tu n’as plus besoin de cigarettes. Il suffit de jouer. Regarde : la pédale forte c’est pour les cigares, la pédale douce c’est pour les allumettes. Le Do c’est pour les Marlboro. Le Ré pour les Gauloises… Le Si bémol est plus difficile à jouer, c’est pour les mélomanes et pour ceux qui fument des Muratti à  bout doré.<o:p></o:p>

    -         Et il y a beaucoup de mélomanes qui fument des Muratti à bout doré, demanda Chloé ?<o:p></o:p>

    -         Il y en a très peu, ma chérie. C’est statistique. Et comme aucun n’est jamais venu ici, le si bémol a rouillé. La touche est coincée.<o:p></o:p>

    Colin se mit à jouer et une épaisse fumée envahit la pièce. Chloé respira à fond, inhalant un mélange suave et mou de tous les tabacs possibles dont les volutes emplissaient complètement le salon d’une épaisse brume. Sous l’effet de la fumée qui se déversait du piano, les angles de la pièce se détendirent, s’arrondirent, et le salon devint circulaire. Chloé toussa.  Immédiatement le docteur entra. <o:p></o:p>

    -         Vous me dérangez, dit-il, j’étais en train de construire un sanatorium en modèle réduit.<o:p></o:p>

    -         Mais je ne vous ai pas appelé, docteur, fit Colin<o:p></o:p>

    -         Possible, mais j’ai entendu une toux, une toux de femme. Et le médecin, contrairement au joueur de belote, a le droit de couper la toux. Où est la malade ?<o:p></o:p>

    -         Mais Chloé n’est pas malade !<o:p></o:p>

    -         Elle va l’être, dit le docteur. Je suis médecin, vous savez… Aucun bien-portant ne me résiste longtemps… Il y a chez vous une fumée à couper au couteau, on n’y voit rien, il faut d’abord que je la découpe.<o:p></o:p>

    -         Voici mon opinel, dit obligeamment Colin.<o:p></o:p>

    -         Inutile, dit le docteur, j’ai mon scalpel.<o:p></o:p>

    Après avoir longuement incisé la fumée, qui maintenant béait, le docteur ausculta Chloé. Toussez, dit-il. Chloé toussa, toussa encore.<o:p></o:p>

    -         Mais enfin, cessez de tousser, cria le docteur, j’ai pas que ça à faire, moi, ça m’empêche d’écouter…<o:p></o:p>

    -         Je ne peux pas m’arrêter, dit Chloé.<o:p></o:p>

    -         Cesse de tousser, Chloé, le docteur te le demande, dit doucement Colin. Chloé aimait Colin, alors elle cessa de tousser. Le docteur ôta son stéthoscope, l’air pensif. Il toussa.<o:p></o:p>

    -         Vous êtes malade aussi ? demanda Colin.<o:p></o:p>

    -         Non, pourquoi ?<o:p></o:p>

    -         Vous toussez !<o:p></o:p>

    -         Et alors, vous êtes médecin ?<o:p></o:p>

    -         Non, c’est vous le docteur, concéda Colin, vous avez raison, excusez-moi, je ne  recommencerai plus… Et pour Chloé ?<o:p></o:p>

    -         Pour Chloé, dit le docteur, il est trop tard, elle a un nénuphar dans les poumons, enraciné au plus profond de la chair, agrippé sur ses bronches… Ce sera 22 euros pour la consultation, plus 15 pour le dérangement, car vous m’avez interrompu dans mon modèle réduit je vous le rappelle.<o:p></o:p>

    -         Vous ne lui faites pas d’ordonnance ? demanda Colin.<o:p></o:p>

    -         Pour l’ordonnance, ce sera encore 20 euros de plus, l’encre a beaucoup augmenté cette année à cause du dollar et de ce qui s’est passé à la Société Générale… Colin acquiesça. Le docteur écrivit, puis tendit la feuille.<o:p></o:p>

    Colin lut : Trop tard pour le sanatorium. Une chimiothérapie coûterait trop cher et ne servirait à rien. La malade est bonne pour le funerarium, puis le crematorium.<o:p></o:p>

    -         Si vous voulez, ajouta le docteur, je suis musicien à mes heures et je peux venir jouer de l’harmonium pendant les obsèques…Et ça complète la rime en une trilogie parfaite : funerarium, crematorium, harmonium… Je vous ferai un prix.<o:p></o:p>

    -         C’est triste, murmura Colin…<o:p></o:p>

    -         Pourquoi triste ? dit le docteur, c’est la vie !<o:p></o:p>

    -         Non, c’est la mort, rectifia Colin.<o:p></o:p>

    -         C’est pareil, dit le docteur, l’une ne va pas sans l’autre voyons ! Je suis payé pour le savoir !<o:p></o:p>

    -         Et même bien payé, soupira Colin en tendant ses billets. Le docteur les empocha et sortit. Le silence était retombé sur le salon. Le poste de radio annonçait : « Une loi interdira prochainement de fumer à tout le monde, partout »… Trop tard, c’était trop tard pour Chloé. Les murs de la pièce avaient soudain rétréci, le plafond s’était abaissé, le plancher avait remonté, le salon, allongé et étroit, ressemblait à un cercueil. Une ombre noire avait envahi le salon.<o:p></o:p>

    -         Allonge-toi, ma chérie, dit Colin, ce sera bientôt fini. Tu ne tousseras plus, plus jamais.<o:p></o:p>

    Et il appela l’équarisseur.<o:p></o:p>

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  • L’OMBRE JAUNE DE LA NICOTINE<o:p></o:p>

    A la manière de Henri Vernes (Bob Morane)<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    Du fond du local où les sbires l’avaient enfermé, les mains ligotées derrière le dos, Bob Morane méditait sur la façon de se sortir de ce guêpier. Ballantine ne s’était pas trompé, le whisky l’avait rendu clairvoyant. L’Ombre Jaune de la Nicotine, alias monsieur Ming, était là, dans ce repaire perdu, quelque part dans la Chine profonde, à plusieurs centaines de kilomètres de Canton, probablement. Cet être malfaisant s’apprêtait à empoisonner toute la terre avec ses clopes. La porte s’ouvrit brutalement. Le Mongol s’était planté devant Bob Morane. Ensuite il éclata de rire, un rire de fumeur se terminant en toux grasse, que le Français ne connaissait que trop bien, et qui était toujours annonciateur de catastrophes.<o:p></o:p>

    -         Ainsi, fit l’Ombre Jaune de la Nicotine, quand son hilarité et sa toux furent calmés, me voici en présence de ce fameux commandant Morane, l’ennemi juré des fumeurs. Décidément, je ne peux pas faire un pas sans que vous soyez là, attaché à moi tel un fauve à sa proie. Malheureusement pour vous, la proie se change souvent en fauve, et c’est vous alors qui êtes à ma merci.<o:p></o:p>

    Et il alluma une longue cigarette dont il souffla la fumée au visage de son prisonnier. Bob essaya de sourire, mais il ne put que grimacer à cause des cordes qui entravaient ses poignets et de l’épouvantable fumée qu’il ne pouvait éviter.<o:p></o:p>

    -         Votre écran de fumée ne vous protégera pas toujours, gronda Morane. Le temps viendra où les non-fumeurs triompheront de votre vice.<o:p></o:p>

    Le grand Mongol hocha la tête avec condescendance, en soufflant sa fumée à nouveau. La haine déformait ses traits.<o:p></o:p>

    -         Je reconnais que vous êtes un adversaire redoutable, et tout autre que moi aurait succombé  devant votre acharnement. Seulement voilà, c’est à moi que vous avez eu affaire, à moi l’Ombre Jaune de la Nicotine, et vous vous trouvez une nouvelle fois en mon pouvoir.  Je suis donc en mesure de vous contraindre à négocier. Parlez-moi de votre projet funeste d’interdire le tabac. Je veux tout savoir. Parlez, vous n’avez pas le choix. Dans une demi-heure, si vous ne parlez pas, les charges de T.N.T placées sous vos pieds exploseront et alors : Adieu Bob Morane ! Le Mongol découvrit dans un abominable rictus  ses dents de loup, et ses yeux lançaient des éclairs tabagiques.<o:p></o:p>

    Bob Morane le savait, il était en bien mauvaise posture.  Il eut une soudaine pensée pour Miss Ylang-Ylang pour qui il avait toujours eu un faible, et se demanda en cet instant s’il la reverrait jamais. Alors il se décida à parler. Pendant ce temps, son esprit tenterait d’échafauder un plan. Bob Morane n’était pas là pour philosopher. Il savait aussi que son fidèle Bill Ballantine, le géant roux,  était libre, lui, et qu’il était probablement parti à sa recherche. Il ne devait pas être très loin, et avec un peu de chance…<o:p></o:p>

    -         Le tabac, expliqua le Français, est hautement cancérigène et les plus grands savants l’ont prouvé dans tous les pays du monde. Le cancer des bronches, les tumeurs du poumon font des ravages qu’on ne peut plus accepter. C’est pourquoi nous préparons une loi selon laquelle il ne sera plus permis de fumer dans les lieux publics.<o:p></o:p>

    Monsieur Ming éclata d’un rire formidable. Et tout son corps fut secoué de mouvements qui eussent impressionné tout individu normalement constitué, mais qui laissèrent de marbre le commandant.<o:p></o:p>

    -         Dans les lieux publics ! Dans les lieux publics ! Mais c’est là que se fument plus de 80 % des cigarettes dont je fais commerce, hurla-t-il, congestionné de rage. Mon Organisation ne vous permettra pas de ruiner son activité mondiale. Votre détermination est certaine mais il est trop tard pour vous, vous mourrez ! Aujourd’hui même !<o:p></o:p>

    -         Je suis fort triste de vous voir animé de telles intentions à mon encontre, dit Morane d’un air dégagé. J’aurais pourtant voulu qu’au moins nous nous quittions sinon amis du moins en meilleurs termes.<o:p></o:p>

    -         Alors soit, répondit Ming, je vous invite à voir les stocks de cigarettes dont je dispose. En les voyant, vous comprendrez qu’il y a là une fortune et qu’il n’est pas question d’y renoncer.<o:p></o:p>

    Il tapa dans ses mains et deux brutes surgies d’on ne sait où accoururent, se précipitèrent et délièrent les mains de Bob Morane, puis l’empoignèrent. Solidement encadré, Bob Morane n’aurait pu esquisser le moindre mouvement de fuite. Au demeurant où aurait-il pu aller, seul et désarmé, dans ce lieu inconnu et hostile ?<o:p></o:p>

    -         Suivez-moi, lança L’Ombre Jaune de la Nicotine.<o:p></o:p>

    Quelques secondes plus tard, Bob Morane, étroitement serré par ses deux anges gardiens, suivit monsieur Ming. Les quatre hommes cheminèrent à travers un long corridor dont la forme voûtée faisait penser à un tunnel interminable. Ils débouchèrent enfin sur une large cour pavée. Une longue limousine noire semblait les attendre.<o:p></o:p>

    -         Montez donc, commandant Morane, dit monsieur Ming avec un faux sourire obséquieux.<o:p></o:p>

    La limousine bondit, le doux moteur  de 350 chevaux feula en silence tandis que la voiture, quittant la cour, s’élança sur l’asphalte d’une route rectiligne. Le voyage ne fut pas long. On arriva devant un haut portail métallique surmonté de trois caméras mobiles dont les tourelles porte-objectifs se tournèrent en silence vers la limousine noire comme des yeux inquisiteurs. Le portail s’ouvrit sans un bruit, puis se referma rapidement après avoir laissé entrer la voiture. Monsieur Ming parla :<o:p></o:p>

    -         J’ai voulu vous faire un cadeau, commandant Morane, dit L’Ombre Jaune de la Nicotine.<o:p></o:p>

    -         C’est trop gentil à vous, plaisanta le Français.<o:p></o:p>

    -         Un dernier cadeau, précisa-t-il.<o:p></o:p>

    -         Pourquoi un dernier cadeau ? fanfaronna Bob Morane. Je veux bien en accepter d’autres de vous, vous êtes si aimable !<o:p></o:p>

    -         Vous n’en aurez pas l’occasion, répondit sèchement monsieur Ming. Vous êtes arrivé au terme de votre existence. Allons, nous n’avons que trop perdu de temps. Je vous invite à visiter mon trésor avant de mourir. Un immense hangar métallique, brillant comme de l’argent, se dressait en pleine nature. Ses portes s’ouvrirent un bref instant pour laisser entrer les quatre hommes. Bob Morane y pénétra, poussé en avant par les deux sbires. Il aperçut alors un gardien dont l’allure le surprit : une sorte de colosse dont la silhouette lui parut familière s’inclina devant monsieur Ming. Mais il se redressa soudain en poussant un cri rageur, sortit un automatique et abattit  les deux brutes qui entouraient Bob Morane. Le Français bondit  de joie : ce gardien providentiel n’était autre que son fidèle Bill Ballantine. Le géant roux se rua ensuite sur monsieur Ming et d’un seul coup de poing lui fit éclater le crâne.<o:p></o:p>

    -         Venez vite commandant ! Vous êtes sauvé !<o:p></o:p>

    Puis il craqua une allumette sur un jerrycan d’essence et sortit rapidement avec Bob Morane. En un instant, le hangar s’embrasa, et les milliers de tonnes de cigarettes qui y étaient entreposées partirent en fumée, ce qui est d’ailleurs le sort commun   des cigarettes.<o:p></o:p>

    -         Vite, commandant, à l’hélicoptère ! Les deux hommes coururent et prirent place dans l’aéronef où le pilote qui les attendait fit décoller immédiatement l’appareil ;<o:p></o:p>

    -         Bravo, mon vieux Bill ! s’écria joyeusement Bo Morane. Il était temps ; on peut dire que je l’ai échappé belle !  Tu m’as sauvé la vie, Bill !  Où m’emmènes-tu ?<o:p></o:p>

    -         Prendre un pot, commandant, pour fêter votre libération ! J’ai très envie d’un whisky…<o:p></o:p>

    -         Et où ça ?<o:p></o:p>

    -         Oh, répondit Bill Ballantine, pas très loin d’ici, dans un bar à une heure de vol.<o:p></o:p>

    -         Non-fumeur ?<o:p></o:p>

    -         Ça oui, commandant, un bar non-fumeur !<o:p></o:p>

    Les deux hommes partirent d’un grand éclat de rire tandis que Bob Morane, d’un geste familier, passait les doigts de sa main droite dans ses cheveux drus coiffés en brosse et que l’hélicoptère disparaissait, là-bas, derrière les collines. Au loin,  derrière eux, un épais nuage de fumée s’élevait sur un tas de cendres grises : c’est tout ce qui restait de l’Ombre Jaune de la Nicotine et de son lugubre stock de cigarettes. Depuis le premier janvier, on ne fume plus dans les lieux publics. Et c’est un peu, n’en doutons pas, grâce à Bob Morane et à son fidèle compagnon, le colosse roux Bill Ballantine.<o:p></o:p>


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