• Christine ANGOT

    UNE FEMME LIBRE, ENFIN<o:p></o:p>

    A la manière de Christine Angot<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    J’ai été fumeuse pendant trois ans. Plus exactement j’ai cru que j’étais condamnée à fumer. L’accoutumance, il paraît. On commence et on croit qu’on va pouvoir s’arrêter. Quand on veut. La liberté. Décider de soi, de sa vie de femme, de sa fumée. Mais non. On se met à tousser. Retousser. Puis la fumée sort de partout, trop souvent. Trop partout. J’ai constaté que je n’avais plus mes règles. J’ai allumé une Winston : mon vagin s’est mis à fumer. Too much. Je ne pouvais pas accepter de m’encrasser. Pas là. Ou le gynéco exigerait un ramonage. Fallait en avoir le cœur net. Le test s’était avéré positif. Poumons encrassés. D’emblée. A  peine quelques jours, j’étais attachée. Pour toujours. J’ai cru. J’avais  seize ans. Mon père quarante. Il me disait que j’étais belle. Souvent. De plus en plus souvent. C’est lui qui me l’a mise en bouche. Un soir en s’approchant sans dire un mot. Entre mes lèvres un long tuyau. Long et dur. Un tuyau tout droit. Tout chaud aussi. C’était  sa pipe ! C’était la première fois qu’il me la montrait. Il répétait : « Et des comme ça, t’en as vu, dis, des comme ça ? ». Bien sûr que non. J’en avais jamais vu, j’étais trop jeune. Il le savait pourtant, mon père. J’avais jamais fumé avant.  A peine avais-je aspiré trois fois, que le jus est venu : un liquide amer et brun, plein de tabac. M’a giclé entre les dents. Comme si je chiquais. Le dégoût m’a pris. Un dégoût profond. Comme mon vagin. J’ai vomi. Revomi. J’ai dit je ne veux plus ça, mais mon père a ri. J’ai continué. Je voulais pas lui faire de peine. Déjà que ma mère était partie. Il avait pas supporté. Je me suis mise à fumer. Encore la pipe. Je le faisais souvent. Tous les jours. Un soir mon père m’a dit avale. Son regard était terrible. J’ai avalé, c’était tout blanc… La fumée de sa pipe. Un drôle de goût, j’ai pas pu avaler. J’ai recraché. Le lendemain j’ai rencontré Marc. Je ne lui ai pas parlé de ça. On est allés tous les deux au café. Il a commandé un Seven-Up. Moi un Coca light. C’est bon, le Coca, ça enlève le goût de la pipe. Après on est allés au cinéma. Voir un film, Soleil Vert. Une histoire de fiction : des vieux euthanasiés. Transformés en savonnettes. Ou en tablettes déshydratées : de la nourriture pour les vivants. Me rappelle plus bien au juste. Marc m’a embrassée. Pas un mot pendant l’entracte. Etrange. Ou peut-être normal, on ne peut pas toujours savoir. Je sais pas s’il a senti dans ma bouche la pipe de mon père. Peut-être. Ou pas. Quand le film a commencé, il m’a demandé de sucer. Un esquimau. Ca coulait sur les côtés. Il fumait pas, Marc, il suçait des esquimaux. J’étais intelligente. Enfin souvent. Mais là, je me retrouvais prisonnière. Entre mon père et Marc. Comment faire ? Choisir ? Comment ? Entre la pipe et l’esquimau, fallait que je me décide. Avaler ou sucer. Dilemme. De toute façon, pas possible de mettre les deux dans ma bouche. C’est la pipe ou l’esquimau. J’ai abandonné les deux. Et fumé des cigarettes. Le bonheur. Plus la peine de m’acheter un godemiché pour connaître des vertiges, j’ai le tabac. Je regarde par la fenêtre. J’aperçois le jardin, les lauriers, le magnolia. Je fume, je fume. Claude est arrivé. Il me dit ne fais pas semblant de fumer. Repose-toi. Je réponds que je suis crevée. Je fume trop, tu as raison. Poumons encrassés. Essoufflée. Mais je continue. J’appelle Claude : « Garçon : l’addiction ! ». Moi si intelligente, je deviens conne. J’ai changé de cigarettes. D’abord des Marlboro. Comme tout le monde. Puis des Anfa mentholées. Là j’ai joui. Extase tabagique. Rejoui avec des Players Medium Navy Cut. Où il y a de la gêne y a pas de plaisir, disait mon père. Orgasme nicotinique. Claude est médecin. Il m’a prescrit une rééducation respiratoire. Je tousse beaucoup. Le matin. Surtout. Je continue de fumer. Cigarettes, cigares, pipe. Tout. Toux… C’est mon père qui m’a appris la nouvelle. Finie la cigarette. Interdit le tabac. Au premier janvier. Plus rien. J’ai pleuré, ça coulait. Comme des sécrétions vaginales. J’étais en plein délire tabagique. Ça a duré tout l’après-midi. Marc a téléphoné. M’a demandé si j’avais envie de sucer. Un esquimau encore. J’ai dit non mais le cinéma si tu veux. Faire bonne figure devant Marc. Ne pas craquer. Ne plus fumer. J’avais décidé : plus jamais. On y est allés. Le film c’était Obélix et Clitorix. J’ai joui dans le noir. Sans la pipe de mon père. Sans sucer. Sans tabac. Une femme libre. Enfin.<o:p></o:p>


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