Ce n'est pas tous les jours qu'on lit un bon livre : en voici un, publié de surcroît par un petit éditeur (Les éditions du Cygne -2009-) , les grands éditeurs se chargeant d'éditer les Coben, les Marc Lévy et autres nullards à la mode, dont les bouquins se vendent comme les salades, dans les hypermarchés, avec des promos en tête de gondole ! Revenons à : "Nos coeurs s'étaient filé rancard", un titre pas très heureux, avec son air vaguement vulgaire... Et pourtant, dès les premières pages on est séduit. Non, pas séduit, car cela pourrait sous-entendre qu'on est trompé. Mais conquis. Le livre commence en respectant un ordre parfaitement chronologique. La narratrice, Angèle, nous parle du drame vécu par sa grand-mère juive, Hannah, qui, âgée alors d'une dizaine d'années, voit son oncle Laurent brutalement arrêté par le Gestapo. Déporté. Et qui ne reviendra pas. Nous sommes en 1942... Mais la chronologie ne dure pas longtemps. Quelques pages plus loin, nous sommes en 1968, pendant les événements de mai au Quartier Latin à Paris... L'histoire n'est pas linéaire, elle est contemporaine. Angèle vit à Ivry-sur-Seine, dans la Cité Pierre et Marie Curie. Elle porte en elle la mémoire du drame vécu par sa grand-mère Hannah et qu'elle lui a confié. Elle côtoie dans sa cité d'autres jeunes, des Arabes notamment. Eux aussi ont été marqués. Leurs parents plutôt. Par une guerre aussi, pas la même... la guerre d'Algérie. Dans ce chassé-croisé de mémoires, véritable puzzle d'existences, de générations, de passés, d'ethnies, Angèle va s'éprendre de Mehdi, un Algérien. Le livre raconte cette histoire simple, celle de deux coeurs qui s'étaient filé rancard au pied d'une barre d'immeuble. Une histoire d'amour, une histoire qui pourrait être banale, mais qui se révèlera complexe en raison de la difficile cohabitation des cultures différentes et des histoires éclatées... Et pour raconter cette histoire, Amélie Grossmann utilise à son tour le puzzle comme technique d'écriture : le livre est un tourbillon de temps forts : Mai 68, la guerre d'Algérie et les accords d'Evian, la Shoah, l'attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center. L'ordre chronologique est constamment chamboulé, mais on ne s'y perd pas car notre jeune auteur prend soin de titrer chacun de ses chapitres, dont on connaît ainsi le contenu et la raison d'être. La lecture est balisée comme par des panneaux indicateurs. Ces chapitres qui s'entrechoquent rendent très bien compte de la banlieue : au mélange des chapitres correspond le métissage des populations. L'écriture est par ailleurs imagée et précise, évocatrice mais sans jamais sombrer dans la vulgarité. La banlieue est bien vue, avec ses trafics, sa violence, mais elle est décrite sans misérabilisme... Bien entendu, il y aura, forcément, une scène à caractère sexuel : on ne saurait publier un roman sans histoire de cul au 21è siècle !... Mais lorsqu'Angèle, qui est vierge, propose à un pote de lui faire une fellation, c'en est presque romantique, car elle ne veut rien pour elle-même, seulement apprendre comment faire, afin de ne pas décevoir Mehdi, celui qu'elle aime !... Et cette scène, qui aurait pu donner lieu aux pires gauloiseries ou sombrer dans l'obscène le plus trivial, se transforme, par la magie des mots, en quelque chose de sentimental et pur... Pour un peu, on se croirait dans La Princesse de Clèves !... Par contre l'épilogue du roman surprend par sa brutalité et son côté dramatique, il déconcerte un peu... mais pourquoi pas ? Je ne me suis pas ennuyé une seconde en lisant ce livre... Une toute petite critique cependant : quelques fautes çà et là, quelques contresens qu'on ne peut mettre sur le compte de la typographie ! Mais bon, l'auteur, Amélie Grossmann, n'a que 27 ans , et il est donc presque miraculeux qu'on n'ait pas trouvé cinq fautes par page !
Un petit extrait pour conclure sur une belle écriture, délicate, sensible et courtoise :
"C'est la fin, tout le monde applaudit. Certains, dans le fond, se mettent à siffler. Mehdi lui aussi enfourne ses doigts dans la bouche. Je suis obligée de me boucher les oreilles tellement le son est strident. Puis je me souviens qu'il m'a appris à le faire.../... Je souffle de toutes mes forces. Le son est détonnant. Mehdi sursaute. Sur son siège, il se tourne vers moi. Il rit. Il m'imite. Alors je recommence, encore et encore, sans m'arrêter. Il me semble que dans la salle on n'entend plus que nos deux sifflements. Deux sifflements, comme deux appels, qui s'entrelacent. Mais moi, je ne me rends compte de rien. Je continue, enivrée par ce que parviennent à produire nos doigts, nos lèvres réunies.../... Daniel, notre professeur d'Histoire, celui qui d'ordinaire est toujours joyeux. Celui qui d'ordinaire a le visage rond et rempli de tendresse. Celui aussi que tous les élèves craignent pour sa sévérité. Il se penche, tout près : "C'est du joli, de siffler ainsi !". Ses phrases sont sèches. Il ne s'adresse qu'à moi , ce qui est terriblement vexant.
"Surtout pour une jeune fille!"
J'encaisse sans souciller.
" Oui, très élégant !" poursuit-il, sarcastique."
Oui, vraiment, un bon livre, le tout premier roman d'une jeune romancière... Je lui souhaite un bel avenir littéraire ! Oui, ça existe encore la littérature qui tient chaud au coeur et à l'esprit.