Lac est un curieux roman, parce que, au-delà de l'histoire, il s'attache à secouer quelque peu les convenances de l'écriture. De quoi s'agit-il ? Le livre se présente comme un roman d'espionnage. Un agent de renseignement, Franck Chopin, a mis au point un étonnant moyen d'espionnage : il fixe de minuscules micros sur l'abdomen ou sur le dos de mouches, qu'il largue ensuite chez les personnes qu'il espionne : qui se douterait qu'il est espionné par une mouche ?... Encore que "mouche" soit justement le surnom que l'on donnait autrefois aux indicateurs de police, comme quoi il y a un certain rapport quand même !... Bien entendu, l'histoire est complexe, car on n'a jamais vu de choses simples dans le monde de l'espionnage : on ne sait pas qui est qui, des alliances se font, puis se défont dans des trahisons subites et imprévues, ce sont d'ailleurs ces rebondissements qui font l'intérêt des histoires d'espionnage. Sauf que chez Echenoz, quelque chose ne passe pas, quelque chose "grippe" : je n'entre pas dans l'histoire, car ma lecture est constamment entravée dans sa progression par l'écriture de cet écrivain. C'est plus fort que lui, il a décidé de manier une certaine ironie, comme s'il refusait délibérément de se prendre au sérieux ; il introduit donc dans son écriture des éléments loufoques, des saillies verbales, des comparaisons délibérément saugrenues, une sorte d'humour au deuxième, voire au troisième degré que peu de lecteurs communs sont à même d'apprécier : quand par exemple il plaisante sur les mouches, dont le pire ennemi est le journal depuis 1631.... il faut tout de même, pour goûter ce trait, savoir que 1631 est l'année qui a vu naître le premier journal, la fameuse Gazette de Théophraste Renaudot ! Vous le saviez, vous ? Franchement ?.... Pour ma part, je n'aime pas beaucoup cette masturbation intellectuelle pour club d'initiés, où l'on échange des sourires entendus sur cet "humour torride" qui échappe évidemment à la masse du vulgaire, comme cette boutade encore : "... ses yeux bientôt chargés d'une impatience inquiète, rappelant un peu la tête que fait Titus quand Bérénice ne sait plus son texte" !... On rira beaucoup chez les thésards au chômage, beaucoup moins chez les manutentionnaires de chez Dupuy-Dubray délocalisés en Roumanie... qui de toute façon, n'auront pas ouvert le livre ! On trouve aussi chez Echenoz, à la pelle, cet humour des formules brèves :
- des femmes pas trop mal mais la plupart pas trop...
- l'autre bout, plus haut et large qu'un sombero king size..
En fait, dans ce roman "Lac", on a l'impression que Jean Echenoz, délibérément ou inconsciemment, refuse de choisir son camp : il n'est ni dans le registre d'un Jean Bruce de l'espionnage, ni dans celui d'un Frédéric Dard faisant dans l'humour. Echenoz écrit le cul entre deux chaises et la plume entre deux genres, alors il déçoit dans les deux registres. Ses constantes saillies qui émaillent le récit ne l'accompagnent pas, mais le brisent, cassent le sens... C'est un peu comme les gens qui vous racontent une histoire en la truffant de contrepèteries : on finit par ne plus écouter l'histoire, car on ne fait que déchiffrer la contrepèterie rencontrée, tout en guettant la prochaine qui ne saurait tarder !... En lisant Echenoz, il me revient cette question-bateau, souvent posée : est-ce que l'on écrit pour soi ? ou est-ce que l'on écrit pour les autres ? Il me semble qu'Echenoz se marre beaucoup en écrivant... et en ce sens il écrit pour lui et c'est son droit ! Sauf que lorsqu'on publie, on n'écrit plus seulement pour soi, mais aussi pour les autres ! Mais de cela, Echenoz s'en fout un peu, lui qui a dit un jour en effet : "J'écris pour moi en tant que lecteur. J'écris ce que je souhaiterais lire." On ne saurait mieux définir l'égoïsme littéraire !... Pourtant, afin de ne pas finir sur une note négative, il reste que Jean Echenoz possède l'art incontestable de traduire des ambiances par la description précise de lieux et d'objets ; il ne joue pas les "psys", ne fouille pas les egos, mais les fait émerger en les montrant dans les décors où ils évoluent : l'homme prend de l'importance par les lieux qu'il côtoie et les objets qui l'environnent...
Notice bio : Jean Echenoz est un écrivain contemporain, né à Orange en 1947. Il a 32 ans quand il publie son premier roman en 1979 : "Le méridien de Greenwich", refusé partout, mais accepté par les éditions de Minuit. Il obtient le Prix Médicis en 1993 pour "Cherokeee"(voir ma critique dans cette rubrique), et le prix Goncourt en 1999 avec "Je m'en vais". Jean Echenoz a écrit à ce jour une douzaine de romans, le dernier, paru en 2008, étant "Courir" (je ne l'ai pas lu), qui retrace la vie d'Emile Zatopeck, un athlète qui eut ses heures de gloire comme coureur de fond (18 records du monde et quatre titres olympiques), après avoir travaillé dans sa jeunesse chez le chausseur Bata, en Tchécoslovaquie...