Par Robertcri
Les Pourritures terrestres<o:p></o:p>
A la manière d’André Gide<o:p></o:p>
Par Robert Lasnier<o:p></o:p>
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Nathanaël, je veux te dire que j’aime tous les vices et que tout mon être s’est précipité vers le tabac. Je le bois tout d’un trait, portant à mes lèvres ce souffle de fumée que j’exhale dans l’altière cuisson de ma fièvre tabagique. Regarde au loin Tanger et ses voiles dans la brume qui tremble. C’est là que j’ai rencontré Ménalque et ses cargaisons de Craven A, de Lucky Strike et de Players. Je n’avais pas fumé depuis trois jours, Nathanaël, et le manque mettait en mon cerveau de sombres accablements… Combien durerez-vous, attentes ? Ah ! Que vienne la clope enfin, suppliais-je, allongé dans mon lit brûlant. J’étais en sueur, le cœur battant, la tête somnolente. Ce n’était même plus une attente, mais un désir fébrile empli d’une solennité grave. Alors Ménalque entra dans ma chambre. Son visage était sombre et ses yeux embués. Il faut, me dit-il, que tu brûles en toi tous les mégots. Et il me déclama ces vers :<o:p></o:p>
« Il y a des cigarettes qu’on fume en marchant<o:p></o:p>
Telles sont pour les forêts, telles sont pour la ville,<o:p></o:p>
Et nunc nicotinum fumare clopa, dit Cicéron,<o:p></o:p>
Il y en a que je fume en diligence<o:p></o:p>
D’autres couché au fond des greniers<o:p></o:p>
D’autres que l’on fume chargé d’extase<o:p></o:p>
Il y a les cibiches, cigarettes ou clopes<o:p></o:p>
Qu’on fume un peu partout et parfois au Procope<o:p></o:p>
Mais toutes donnent de belles métastases<o:p></o:p>
Et celles dont tu apprécies le plus la fumée<o:p></o:p>
Sont celles dont tu auras le larynx amputé… »<o:p></o:p>
Puis il m’adjura de renoncer, me disant que le tabac ne serait plus une volupté permise, et qu’une loi viendrait au premier janvier nous ôter le plaisir de fumer, qu’il nous faudrait ne plus regoûter, jamais, au tabac du passé. Maudite soit la fumée désormais. Cigarettes, je vous hais.<o:p></o:p>
Ainsi parla Ménalque. Dans les jardins de Bethléem, je voyais pourtant les mégots joncher la terre assoiffée, tandis que je regardais le couchant splendide où s’élevait la fumée des cigarettes blondes. Plus tard la nuit s’illumina de l’éclat des allumettes que l’on craquait, comme des milliers d’étincelles d’or pâle, étoiles merveilleuses partant on ne sait d’où, puis retombant lentement, négligemment, dans l’extase tabagique du désir enfin assouvi…<o:p></o:p>
A tout cela pourtant il me faut renoncer. La loi nouvelle m’y contraint, Nathanaël. Je serai séparé de ce tabac qui m’est si indispensable. Je partirai, départ horrible. Vois comme le temps a changé. Ciel gris, mimosas parfumés, et terre mouillée. Les gouttes aperçues au loin ne sont pas celles de la nicotine mais celles de la pluie, comme en formation dans l’air. Je pars pour d’autres voluptés. J’abandonne les cigarettes, ces nouvelles pourritures terrestres. J’ai cessé d’espérer.<o:p></o:p>
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