LA CIGARETTE<o:p></o:p>
A la manière d’Emmanuel Carrère<o:p></o:p>
Par Robert Lasnier<o:p></o:p>
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Il fumait beaucoup. A toute heure du jour et en tous lieux. Et nul n’aurait su dire si on l’avait vu jamais sans la cigarette au bec. La cigarette faisait partie de sa physionomie, de son visage. Or un soir, il dit soudain, tout en tirant une longue bouffée de sa Marlboro :<o:p></o:p>
- Et si j’arrêtais la clope ?<o:p></o:p>
Assise dans le canapé, Agnès qui feuilletait le programme télé en attendant « Plus belle la vie » sur la 3, eut un rire léger en le regardant :<o:p></o:p>
- Ce serait une bonne idée, dit-elle.<o:p></o:p>
Il sourit. Sur le guéridon du salon, le cendrier était plein, rempli de mégots de toutes les longueurs et de toutes les marques. Et les cendres débordaient, formant plein de petits points gris sur la table. Il y en avait aussi par terre. Le cendrier se remplissait très vite, obligeant Agnès à le vider deux fois par jour, parfois davantage. C’était un rituel domestique qu’elle accomplissait machinalement, sans même y penser. Aussi ne prit-elle pas garde à sa remarque. Il se rendit dans la salle de bain, alluma une nouvelle cigarette et se regarda longuement dans le miroir. <o:p></o:p>
- C’est vrai, je peux m’arrêter de fumer, ne plus prendre de cigarette, lança-t-il.<o:p></o:p>
- J’ai l’habitude de te voir fumer, mais ça ne te fait pas de bien, et à moi non plus. Tu tousses. Et puis ça ne fait pas viril de fumer. Encore moins de cracher. Ce serait bien d’arrêter.<o:p></o:p>
Elle passa la tête par la porte entrouverte de la salle de bain :<o:p></o:p>
- Je descends faire quelques courses chez Simply. Il faudra partir d’ici une heure, alors ne traîne pas trop.<o:p></o:p>
Il entendit le cliquetis du trousseau de clefs, la porte qui claque. Agnès était sortie. Il l’imagina ses talons hauts claquant sur le trottoir. Agnès remarquait souvent les petits détails, dont elle faisait ensuite la remarque en diverses circonstances.<o:p></o:p>
- Et si je supprimais toutes les cigarettes pour lui faire la surprise ? Tout à l’heure elle m’a dit que ce serait une bonne idée… <o:p></o:p>
Il ôta la cigarette de sa bouche : c’est vrai, sans la cigarette, c’est à peine s’il reconnaissait son visage… Il sourit comme un gamin s’apprêtant à faire une mauvaise blague, puis éteignit vivement sa cigarette et la jeta dans la poubelle. Il se débarrassa également des quelques paquets pleins qu’il trimballait toujours dans ses poches. Puis il vida tous les cendriers de la maison, les lava et les rangea. Que dirait Agnès ? Serait-elle horrifiée de le découvrir non-fumeur ?<o:p></o:p>
La sonnette de la porte retentit et, du canapé où il se tenait, il vit Agnès pousser la porte du pied, les bras encombrés de paquets. Elle alla tout droit dans la cuisine. Elle ne l’avait pas regardé.<o:p></o:p>
- Mets tes chaussures, on doit partir… Tu as vu l’heure ? Il faudrait peut-être y aller, il est temps, dit-elle en se tournant vers lui. <o:p></o:p>
Elle n’avait rien remarqué. Ils descendirent au parking et montèrent dans la voiture. Il éprouva une forte envie de fumer. Mais cette fois il démarra immédiatement, sans chercher son paquet de Marlboro. Il n’avait jamais fait ça. Mais elle ne paraissait pas avoir remarqué quoi que ce soit. Au feu rouge, il sentit monter son irritation. D’habitude elle remarquait tout, la plus petite chose. Il se pencha vers elle, approcha son visage sans cigarette du cou d’Agnès :<o:p></o:p>
- Ça change, non ?<o:p></o:p>
- Qu’est-ce qui change ?<o:p></o:p>
Tournée vers lui, elle le dévisagea, plutôt enjouée, sans inquiétude.<o:p></o:p>
- Bon, allez, ne me fais pas marcher ! dit-il, tu as bien vu…<o:p></o:p>
- Mais vu quoi ? Explique-moi.<o:p></o:p>
- Non, arrête maintenant ! Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.<o:p></o:p>
- J’en ai assez ! cria-t-elle enfin. Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer ?<o:p></o:p>
- La cigarette… murmura-t-il, suppliant…<o:p></o:p>
- Quoi, la cigarette ? tu n’en as plus ? tu veux que je descende t’en acheter ? dis-le !... pas la peine d’en faire une histoire, merde !<o:p></o:p>
- Mais enfin, touche, bon dieu ! Et il prit la main d’Agnès qu’il pressa sur sa bouche. Je ne fume plus ! Plus de cigarette au bec !<o:p></o:p>
Elle retira sa main, eut un petit rire bref :<o:p></o:p>
- Et alors, dit-elle, tu parles d’un exploit ! Dix fois, vingt fois par jour tu cesses de fumer ! Le problème c’est que, juste après, tu en allumes une autre ! <o:p></o:p>
- Mais cette fois, c’est fini, je ne fume plus, plus jamais. Je fais ça pour toi, ma chérie…<o:p></o:p>
Il y eut un long silence qui dura plusieurs minutes. Puis Agnès reprit :<o:p></o:p>
- Et si on allait annoncer cette grande nouvelle à Serge et Véronique ?<o:p></o:p>
Il acquiesça. Ils roulèrent encore un moment avant d’atteindre Montparnasse. C’était là qu’habitaient leurs amis, dans une rue pavée dont l’accès était fermé par une grille. Agnès était heureuse. Fière aussi qu’il ait arrêté de fumer pour elle. C’était un geste d’amour, et cela la touchait. A un moment ils furent bloqués dans un embouteillage. Agnès avait baissé la vitre. Mais soudain, elle cria :<o:p></o:p>
- Ah, mais je comprends tout ! Fais demi-tour, je ne veux plus aller chez Serge et Véronique ! Ah c’est pour ça que tu arrêtes de fumer ! Tu te fous vraiment de ma gueule !... Moi qui croyais que tu le faisais par amour pour moi !....<o:p></o:p>
- Mais…ma chérie, balbutia-t-il… je te jure !... <o:p></o:p>
- Et tu jures, en plus ! De beaux salauds, les hommes ! hurlait-elle. Tous des salauds !... Et toi le premier !<o:p></o:p>
Et du doigt elle lui désigna la vitrine du marchand de journaux. La presse titrait en gros caractères, à la une :<o:p></o:p>
« Plus de tabac dans les lieux publics à compter du premier janvier. La loi est votée. »<o:p></o:p>
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