RESTRICTION DU DOMAINE DE LA CLOPE<o:p></o:p>
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A la manière de Michel Houellebecq<o:p></o:p>
Par Robert Lasnier<o:p></o:p>
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Vendredi soir j’étais invité à une soirée-tabac chez un collègue de bureau. On était une vingtaine, tous des cadres supérieurs de l’entreprise Voxtrade and Co. On allait beaucoup fumer, parce qu’il faut bien passer le temps quand on n’a pas l’occasion de baiser. L’appartement était immense, avec un luxueux salon prolongé par un bar. On avait tous réussi. Je veux dire financièrement. Et nous émargions à des niveaux de salaires qui en font rêver plus d’un, surtout chez les rmistes et les chômeurs en fin de droits. Par contre, notre vie sexuelle était celle de tout le monde, décevante. J’allumai ma quatrième Camel. Je n’ai même pas fait attention aux trois premières. Je crois que je vais maintenant les compter pour jalonner cette soirée tabagique. Cela faisait trois quarts d’heure que j’étais là, étudiant les regards désespérés de mes collègues en direction des filles. Sur un canapé, deux blondasses étaient assises. Deux petites salopes du département des ressources humaines. Elles avaient fait psycho et étaient donc très portées sur le cul. Elles étaient bien sûr à la mode, c’est-à-dire en minijupe, et elles avaient croisé les jambes très haut, dévoilant leurs cuisses, avec des mines pas possibles, et ces rires idiots qu’ont les filles qui attendent qu’on les drague, en pouffant. Elles n’attendaient que ça, d’être pénétrées, mais à la condition qu’on y mît les formes, sinon elles pousseraient des cris d’orfraie. J’allumai ma cinquième Camel. Elles fumaient elles aussi, des Muratti à bout doré, pour faire leurs intéressantes, tandis que Tisserand, notre responsable informatique, accoudé au bar, réprimait à grand peine une violente érection. Il fumait des Gauloises, lui. Parmi nous, il était le seul non-diplômé. Issu de la promotion interne de l’entreprise, il avait gardé de ses origines populaires un penchant pour les cigarettes vulgaires et le saucisson à l’ail arrosé d’un verre de Préfontaines rouge. Il lui arrivait même de roter au restaurant d’entreprise, ce qui était très mal vu de la hiérarchie. Il était cadre mais ne serait jamais dirigeant. J’allumai ma sixième Camel. Le regard de Tisserand brillait de plus en plus, braqué sur les deux filles et sur leur petite culotte, qu’elles montraient maintenant comme s’il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde. Elles ne voyaient pas pourquoi elles n’auraient pas pu s’habiller comme elles voulaient. Elles avaient déjà eu une discussion sur ce sujet avec moi, l’autre jour, au secrétariat de la boîte. En plus, maintenant elles faisaient bouger leurs seins. J’allumai ma septième Camel. Tisserand vivait une horrible frustration sexuelle. Ses mains tremblaient vaguement et sa gorge se nouait. J’allumai ma huitième Camel. Il m’avait expliqué qu’il projetait de passer ses prochaines vacances, en juillet, en Extrême-Orient, sur l’île de Phuket. Il y a là-bas, une offre sexuelle débridée, et on peut faire l’amour avec beaucoup de naturel, avec des jeunes filles très disponibles, sans les rituels hypocrites de nos sociétés occidentales, qui obligent à des dragues compliquées avant que les filles ne consentent à nous ouvrir enfin leurs organes. En Asie, c’est plus simple. J’allumai ma neuvième Camel. Je vis Tisserand se lever. Il marchait avec peine, freiné à chaque pas par son érection. Il se dirigea vers les toilettes. J’en étais sûr, il allait se masturber, comme nous le ferions tous après cette soirée. Sauf que Tisserand, lui, ne pouvait pas attendre. Il était trop frustré, trop désespéré aussi. J’allumai ma dixième Camel. Les deux filles continuaient à aligner des platitudes, en riant fort. Elles faisaient crisser leurs collants en croisant et décroisant les jambes. Leurs seins semblaient jaillir d’une dentelle mousseuse. Beaucoup de mes collègues entraient en érection à leur tour. Mais ils faisaient semblant de rester calmes ; ils étaient avant tout des cadres, donc parfaitement désexualisés. Ils commentaient les indices économiques publiés dans Les Echos, et parlaient entre eux de la signature des prochains contrats internationaux avec la Chine et l’Inde. J’allumai ma onzième Camel. Tisserand revint des toilettes. Sa silhouette était un peu floue maintenant, avec toutes ces fumées de clopes qui se mélangeaient dans la vaste pièce où nous nous trouvions. Je lui fis signe de venir à ma table. Je n’eus pas besoin de lui demander ce qu’il avait fait aux toilettes. Avec Tisserand, on savait toujours. Au restaurant d’entreprise, quand il avait mangé une omelette, il revenait immanquablement avec des particules d’œuf sur sa chemise. Là, il avait des taches de sperme sur son pantalon. Je lui en fis discrètement la remarque. Il rougit violemment et s’essuya avec son mouchoir. J’allumai ma douzième Camel. La soirée était maintenant bien avancée. Il était désormais certain qu’on partirait après avoir bien bu et beaucoup fumé, mais sans avoir baisé. Il y avait une véritable résignation devant cette impuissance sexuelle collective de nos sociétés occidentales : au fond, chacun était venu ici avec le secret espoir de baiser, tout en sachant qu’il se contenterait de fumer. J’allumai ma treizième Camel. Tisserand était retourné au bar. Je m’ennuyais profondément. Dans ma vie de merde je ne faisais pas grand-chose, à part fumer beaucoup et me masturber un peu. J’allumai ma quatorzième Camel. C’est alors que je perçus une sorte de brouhaha. Notre boss, Jean-Yves Fréhaut, venait de faire son entrée. Il portait une tenue très décontractée : un jean siglé Lagerfeld et une chemise blanche à col ouvert. D’emblée il réclama le silence, et remercia notre collègue pour l’invitation à cette soirée. Il se perdit d’abord dans un discours d’usage, avant de nous rappeler qu’une réunion des cadres exceptionnelle se tiendrait le lendemain matin à neuf heures à la Tour Voxtrade à La Défense, dans la grande salle des conférences du 29ème étage. Il insista sur notre présence obligatoire, puis nous informa de l’ordre du jour qui était de la plus haute importance : en effet, dès le premier janvier, on ne pourrait plus fumer dans les locaux de Voxtrade and Co, non plus que dans tous les lieux publics… Sur l’instant, je demeurai hébété, et j’allumai ma quinzième Camel. Il me sembla d’abord que je ne pourrais supporter cette restriction du domaine de la clope. Mais je réfléchis quelques secondes, et une opportunité nouvelle m’apparut. Je sentis que j’arrivais en fait à un tournant décisif dans ma carrière de cadre. Libéré de la cigarette, j’aurais enfin les deux mains libres. Une nouvelle existence commencerait : Une main pour signer les contrats, l’autre pour me masturber. Je pris ma seizième Camel, mais je l’écrasai sans l’allumer. <o:p></o:p>
D’un pas résolu, je me dirigeai vers les toilettes…<o:p></o:p>