On débat souvent, on polémique même, autour de Bégaudeau ! écrivain ? Pas écrivain ?... Sincère ?... ou manipulateur ?...Sérieux ?... ou farfelu ?... avide de notoriété médiatique ?... La lecture de "Entre les murs" permet de mieux comprendre : le livre parle de l'école. Sujet rebattu mais généralement partisan : certains se lancent dans une démolition de l'école, ou dans une diatribe politique, d'autres dans une défense frénétique des enseignants ! Or, rien de tout ça dans ce livre : "Entre les murs" met en scène un prof de français face à sa classe, une classe d'aujourd'hui, une classe de banlieue, une classe de quatrième où il y a peu de Sophie et de Pierre, mais beaucoup de Kevin, Sofiane, Mamadou, Ming, Alyssa, Idrissa, Souleymane, Dounia.... Je parle bien sûr des élèves... Les profs, eux, ont des prénoms qui nous sont plus familiers : Léopold, Gilles, Danièle, Bastien, Elise, Jean-Philippe, Valérie, Luc, Chantal... Rien que l'observation de ces deux listes donne la clef du livre ! A l'évidence, l'écart entre ces prénoms de profs et ces prénoms d'élèves donne la mesure du fossé immense, qui sépare non pas les prénoms mais ceux qui les portent : autre origine, autres valeurs, autre culture... L'auteur ne s'embarrasse pas de théories ni de grands effets littéraires ; on n'est pas ici dans un salon proustien, on est au coeur de la cité d'aujourd'hui, et c'est effrayant ! Bégaudeau donne la parole aux protagonistes : ce ne sont ici, pratiquement, que des dialogues, directs, hachés, brutaux, embrouillés, entre des élèves sans éducation ni formation, et un prof perdu souvent, dépassé par une pédagogie inopérante car inadaptée ! Il "fait avec"... Dans un premier temps, on rit franchement, entre ces élèves incapables de parler correctement, incapables de formuler correctement une question, et qui ne comprennent pas la moitié des mots des profs... on rit aussi en entendant les profs échanger dans la salle pédagogique : chez eux aussi, en quelque sorte, les échanges volent bas : on se préoccupe surtout de l'heure à laquelle on va terminer vendredi, on essaie d'avoir les élèves le lundi matin : "au moins ils dorment encore et tu as la paix !", lance un des profs !... Mais en réfléchissant après le rire, on en viendrait presque à pleurer : tant de bêtise et de manque d'éducation chez les élèves ! tant de désillusion chez des profs !.... On comprend mieux aussi, à la lecture de ce livre, pourquoi jeunes et policiers s'affrontent avec une telle violence : aucune communication, aucune compréhension n'est possible sans un minimum de mots communs. Ces jeunes, non seulement ils connaissent très peu de mots, mais ceux qu'ils connaissent, ils les comprennent de travers, ce qui est pire encore que de ne pas les connaître. Certains passages sont poignants, comme le dialogue de cette jeune élève avec son prof :
"- M'sieur j'pourrai vous parler après ?
Ayant attendu la sonnerie, elle s'est approchée du bureau comme une petite fille qui ne retrouve plus sa maison. Aux premiers mots, des larmes ont perlé sous ses pupilles noires.
- M'sieur...
-Vas-y,parle, on est là pour ça...
- J'suis perdue.
Portable en pendentif, et ses yeux des fontaines maintenant.
- Comment ça, perdue ?
- J'comprends rien.
- Tu comprends rien où ?
- Partout. J'comprend rien à c'qu'on fait...
- En français tu m'donnes pas toujours cette impression !
Elle tripotait son portable d'une main, et effaçait de l'autre le fil continu de ses larmes.
- Des fois j'y arrive mais sinon j'comprends rien.
Tu sais, c'est pas très grave de pas tout comprendre. Personne comprend tout, tu sais. Même moi, des fois j'comprends qu'à moitié c'que j'dis.
Elle n'a pas ri.
- Le truc, c'est faire le maximum de c'qu'on peut, et après on voit.
Elle ne pleurait, plus, ma voix était celle d'un médecin qui rassure une hypocondriaque vraiment malde.
- Surtout, il faut bien t'occuper de ton orientation, tu t'en es occupée ?
- Oui, j'ai pris rendez-vous avec la conseillère.
C'est le plus important : être sûr de bien choisir c'qu'on veut ; bien choisir ce qu'on veut par rapport à c'qu'on peut. D'accord ?
Elle s'est mouchée bruyamment. Je n'aurais pas parié qu'elle réalisait qu'elle était socialement foutue..."
"Alors, le livre refermé, oui, je comprends mieux les polémiques autour de ce livre : il contient trop de vérités douloureuses qui font hurler autant dans les barres d'immeubles que dans les salles des profs ! A lire absolument, tant ce livre sonne juste, juste comme un témoignage, juste comme ce qui a été vécu.. mais bon, il faut tâcher ensuite de garder le moral... pas facile ! Bonne lecture !
Bio : Comme tout le monde, François Bégaudeau commence sa vie par sa naissance. La sienne a lieu à Nantes en 1971. Ses parents sont enseignants, et François Bégaudeau est donc tombé très tôt dans la marmite pédagogique ! Il suit des études secondaires au lycée Jules-Verne de Nantes, où il passe son bac, heureusement sinon il aurait été la honte de ses parents ! En 1989, il est en classe préparatoire littéraire pour se préparer à Normale Sup où il se présente ; mais il, échoue à l'oral. Nullement découragé, il s'inscrit à l'Université de Nantes, passe une maîtrise de lettres modernes, puis le CAPES, puis l'agrégation... pourquoi s'arrêter en si bon chemin ! De toute façon, avec des parents enseignants, c'était ça ou être déshérité !... Pendant ses études, Bégaudeau fait partie du groupe de rock Zabriskie Point, dont il est le chanteur. Puis Bégaudeau démarre ensuite sa carrière comme professeur de français dans un lycée sensible de Meaux (pardon pour le pléonasme !), avant d'être muté à Paris au lycée Mozart dans le 19è arrondissement... Parallèlement, il est critique aux Cahiers du Cinéma. En 2003 (il a 22 ans), il publie son premier roman "Jouer juste", suivi en 2005 de "Dans la diagonale". Dans le même temps, il collabore à diverses émissions de radio et de télé, et se met en disponibilité de l'Education Nationale. En 2006 paraît "Entre les murs", qui obtient le Prix France Culture/Télérama. Ce roman est porté à l'écran en 2008 avec le film du même nom, qui obtient la Palme d'Or au Festival de Cannes 2008... Une confidence rien que pour vous : François Bégaudeau tient également une rubrique littéraire dans le magazine Play-Boy, plus connu généralement pour ses playmates que pour la littérature !... Mais comme ça c'est chouette : on peut enfin acheter Play-Boy en prétendant que c'est pour ses pages culturelles ! Merci Bégaudeau !...