Lettre d’un Provincial sur ceux qui enfument leurs semblables<o:p></o:p>
A la manière de Blaise Pascal (Les Provinciales)<o:p></o:p>
par Robert Lasnier<o:p></o:p>
<o:p> </o:p>
Monsieur,<o:p></o:p>
Je veux répondre ici aux hérétiques qui professent généralement que l’habitude de fumer est un plaisant divertissement, fort répandu chez la plupart des hommes de la terre, et que cela, qui donne du plaisir à ceux qui s’y adonnent, selon ce qu’ils disent, ne saurait en rien nuire aux personnes qui s’en abstiennent. Certes, la grâce n’est pas donnée à tous les hommes de s’abstenir de fumer et de vivre dans la joie sans les goudrons de combustion des cigarettes. Je veux dire cependant et montrer clairement que cette façon d’aspirer la fumée puis de la rejeter en la soufflant au milieu des gens est, pour ces derniers, chose fort déplaisante à tout le moins, et qu’en outre elle nuit gravement aux soins de notre santé. Car les fumeurs, je l’ai remarqué souvent, ne prennent nul soin de demander à leurs semblables, frères en Jésus-Christ, l’autorisation de se livrer à leur occupation très fumeuse, en laquelle nombre de Jansénistes éclairés n’ont pas manqué de discerner déjà tous les stigmates d’un vice aux conséquences funestes. Plaisante condition de l’esprit cependant, de croire que demander suffit à autoriser ! Car quoi ! Suffit-il donc à l’homme de solliciter l’assentiment de son prochain pour s’arroger de ce fait tous les droits les plus exorbitants, les plus étonnants aussi, tel celui d’enfumer tout alentour de soi avec impudence, et d’empoisonner l’air en y projetant les vapeurs nocives des clopes ?... J’en fis l’autre semaine la remarque à Monsieur de Nicot, au cours du différend qui nous opposa, lui disant qu’à mon avis il outrepassait le droit naturel qui était le sien en m’imposant ses volutes, encore que je convienne que leur aspect bleuté et diaphane s’élevant dans l’air comme allant vers le Dieu Infini, était d’un fort bel effet et prompt à éblouir les sens, tant il est vrai communément que le vice souvent se pare des couleurs et de la beauté de la vertu, afin de mieux nous charmer par des attraits trompeurs.<o:p></o:p>
Lors Monsieur de Nicot, en qui je vis naître céans une prompte fâcherie que pourtant il ne me dit point, me fit à peine la grâce de m’entendre, et m’objecta vivement que, par mon propos coercitif, je portais atteinte à ce qu’il estimait être sa liberté personnelle et qu’il n’était point équitable que je l’en privasse de la sorte en tenant un discours visant à l’empêcher de fumer. Je veux ici débattre de ce point, où l’on verra que la question de la liberté du fumeur est chose fort discutable, et que l’argument est spécieux, en sorte qu’arguer de la liberté à propos du droit de fumer relève en vérité de la rhétorique des sophistes. Et qu’il convient de démontrer l’inanité de l’argument, et de blâmer ceux qui l’emploient dans le dessein d’amener à leur cause les esprits les plus faibles. Or donc, quand Monsieur de Nicot, au terme de sa dispute, m’eut exposé dans le détail la conception qu’il avait de sa liberté et de l’usage qu’il en comptait faire, et tandis qu’il prenait en sa dextre son briquet Silver Match et son paquet de Marlboro, je lui fis voir combien son propos, tout empreint de foi, manquait cependant de raison. Considérons en effet, lui dis-je, un homme de bien, après des heures d’un dur labeur qui le tint occupé de longues heures du jour devant l’écran planté de sa machine informatique. Nous le voyons enfin, las de sa besogne, prendre un jour de RTT, et reposer son âme en buvant un verre d’alcool, voire en ingérant quelque drogue ou herbe hallucinante qui a sa préférence et qui fait que, pour un temps, les sens lui défaillent. Il en use le plus souvent avec modération, encore que, parfois, ces drogues pernicieuses ne sont plus seulement simple divertissement, mais deviennent, par l’abus qu’on en fait, une passion redoutable qui submerge l’âme et l’emporte jusques aux confins de l’Enfer, dont on doit avoir grande horreur, ainsi que l’enseigne Saint Chrysostome (Cuba Habana Tobacco, I, 4, verset 12). Mais toutefois, j’observe que, même dans ces cas ultimes, le vil buveur et son compère le drogué conservent toutefois pour eux seuls l’usage de leurs produits, et qu’ils n’en imposent en aucune manière le partage à ceux qui n’en veulent point absorber avec eux. Or il en va tout autrement du tabac ainsi qu’il se voit même aux esprits les moins éclairés. En sorte que ceux-là mêmes qui voudraient ne point respirer le tabac sont cependant contraints d’aspirer les fumées d’autrui, en ce qu’ils ne pourraient cesser de respirer sans perdre de ce chef leur souffle vital et qu’entre deux maux, il est patent de voir l’homme toujours choisir le moindre. Et malgré l’avis de ces Messieurs de la Sorbonne, dont certains tiennent la fumée pour plus lourde que l’air, disant qu’elle tombe au sol sans se perdre jamais dans l’éther, je soutiens au contraire qu’elle se répand, sitôt exhalée, dans tout l’air ambiant auquel elle mélange ses vapeurs méphitiques, ne laissant nul espace de pureté alentour, car la nature, comme je l’ai démontré ailleurs, a horreur du vide, et que la fumée dès lors l’emplit tout aussitôt, s’insinuant dans le plus petit interstice, fût-il si petit qu’un ciron, qu’elle trouve sur son passage… Il s’ensuit donc nécessairement que les personnes de qualité, qu’on dit libres de respirer en ce monde terrestre, se voient en fait imposer les puanteurs et les miasmes des cigarettes, par la tyrannie et l’arbitraire des fumeurs de mauvaise foi… Ô, plaisante liberté de l’homme, qu’une cigarette borne ! Un mégot, une cendre, suffisent à l’étouffer ! Dans l’Univers infini tout à la gloire de Dieu et de Jésus-Christ, où l’homme aspire à l’éternité, il n’aspire souvent que des fumées !<o:p></o:p>
Quand j’eus ainsi parlé, Monsieur de Nicot me dit encore qu’il ne saurait commettre en aucune façon de péché ni de faute, puisqu’il ne se livrait aux joies du tabac que dans ce que l’on nomme généralement espace privé. Je lui démontrai aussitôt la fausseté de son propos, lui faisant bien voir par l’entendement que les fumées, ne sachant aucunement lire, n’en ayant point reçu la Grâce par Notre Seigneur, sont bien incapables de distinguer en leur sagesse les espaces privés des espaces publics, où elles répandent leurs vapeurs délétères sans le moindre discernement. Il me vint alors à l’esprit que je devrais bien développer encore quelque argument propre à frapper l’esprit de Monsieur de Nicot, lorsque, relevant la tête après ma péroraison, je vis qu’il n’y avait plus personne autour de moi, en sorte que je parlais seul ! Il me fallut me rendre à cette évidence : Monsieur de Nicot n’avait pu souffrir de m’entendre jusqu’au bout, et s’était retiré sans que je le visse !<o:p></o:p>
Ainsi, Monsieur, sont les hommes ! Quand, pour éclairer leur âme, vous leur dites la vérité, ils répondent au bon sens et à la raison par des brouilles et des fâcheries ! Puis s’enfuient sans vouloir entendre même vos raisons. <o:p></o:p>
N’en ayez cure, Monsieur, et faites, je vous prie, lecture de cette missive aux gens de Port-Royal afin de les édifier sur l’importance de la liberté des hommes et l’impertinence de l’usage du tabac.<o:p></o:p>
Je rends grâce au concours qu’ainsi vous apporterez à cette cause qui est la mienne, et je vous prie de croire, Monsieur, en la considération que j’ai pour vous et au respect que je vous porte. <o:p></o:p>
<o:p> </o:p>