• Louis-Ferdinand CELINE

    Paraît qu’on ne fume plus …

    D’après Louis-Ferdinand Céline

    Par Robert Lasnier

     

    Paraît qu’on ne fume plus dans les lieux publics. Grand changement, qu’ils disent. Mais c’est seulement des mots, tout ça. D’abord, les fumeurs c’est un ramassis de miteux, dans mon genre, des chassieux, c’est ça, les fumeurs.  Je suis médecin, je sais ce que je dis. Je les vois tous les jours, à commencer par l’oncle Arthur dans son troquet ; on l’aperçoit même plus derrière ses volutes, c’est dire. Le tabac pue mais il a un avantage, il cache l’haleine des pituites que je respire dans les maisons des malades que je visite. Les fumeurs, il leur faudrait une bonne baffe et des coups de pompe où je pense. C’est ça qui les soignerait, et pas les pilules que je leur prescris parce qu’ils me feraient la gueule si je prescrivais rien. Faut pas croire pourtant que c’est mieux pour les non-fumeurs, tous des puceux et des transis. Et pas la peine de traiter les fumeurs de bouffis pour autant : c’est des cinglés c’est tout, des drogués ! Et d’ailleurs parlons-en : fumeurs ou non-fumeurs, on est tous sur la même galère, à ramer dans une petite vie de merde, avec pour seul perspective celle de crever. La pourriture au bout de la nuit. On ne marche qu’à coups de trique, avec des misères et des bobards. Qu’on se shoote à la clope ou non, on est tous à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignolles  dans les rues grises de Clichy. On frime avec une lavallière, mais c’est de la rigolade, on est dans la dèche jusqu’au trognon. Evidemment les non-fumeurs s’interposent : bande de charognes, qu’ils gueulent, vous semez vos clopes comme des chiures le long des trottoirs !... Et ils s’emportent contre les fumeurs, ces emmerdeurs qui enfument sans vergogne, qu’on peut pas rafistoler tellement ils sont dans leur vice : qu’ils toussent ! Qu’ils crachent ! Qu’ils s’envolent avec leur nuage de fumée et trente mille gaz dans le trou du cul, Nom de Dieu ! Des fois quand on lève le nez, on voit le ciel. Sauf que le ciel de Clichy c’est un jus de fumée, avec alentour un rebut de bâtisses délabrées, où les locataires, comprimés comme des ordures par les proprios, tous des bandits, s’encrassent les poumons à la Gauloise bleue sans filtre. Plus lamentable que Clichy, y a La Garenne-Bezons, où se planquent les non-fumeurs. Pas de tabac ici, ils marchent à la gentiane-cassis. Mais ils toussent quand même : quand c’est pas le tabac, c’est la misère qui bouffe les poumons, la misère qui vous colle à la peau et qu’on peut pas fourguer parce qu’elle se cramponne dans les taudis. Tous ces traîne-savates, ces miséreux, ces merdeux de banlieue qui traficotent et font leur petites affaires, faudra bien qu’ils crèvent un jour, qu’ils fument ou non : ce sera n’importe quoi, une maladie, ou un soir, après le pastis, une artériole qui leur pétera dans l’encéphale, d’un seul coup, la mort à crédit qui vous saute à la gueule… Derrière, on voit la Seine, elle coule lentement, épaisse comme un crachat ou un grand glaire qui va en zig-zag entre les ponts. L’autre jour j’ai rencontré Bébert devant la porte de chez lui. L’immeuble sentait les cabinets, l’encaustique et le ragoût. Bébert fumait, il avait salement abusé, il y avait plein de mégots autour de lui, par terre, comme des glaviots muqueux sur le trottoir. Il attendait sa tante, qui était partie en commissions. Il ne faisait que ça, Bébert, il fumait ou il se touchait. C’est sa tante qui me l’avait dit. Elle voulait que je lui prescrive un sirop pour l’empêcher de se toucher. Je l’ai fait, j’ai prescrit un médicament. Elle ne m’a pas payé, comme d’habitude… Ils ne payent jamais, les pauvres, ces peaux de vache, ces enculés de la Terre ! Plus radins que des riches ! Des crapules rusées qui changent de trottoir quand ils croisent leur médecin. Quelle saloperie, la bassesse humaine ! De Clichy à Rancy, c’est partout pareil : le populo toussait et fumait. C’est alors qu’on a interdit de fumer dans les lieux publics. Une loi avait été votée, sûrement à coups de pourliches pour convaincre les députés. C’était un premier janvier, pisseux et triste. Une année nouvelle qui commence dans un monde pourri, qui pue encore et toujours et qui sue la haine, partout. Mais Bébert, il s’en fout qu’on puisse plus fumer : on n’a pas encore interdit de se toucher. Ni de vomir dans les caniveaux. Ni de pisser dans la Seine au pont de Bezons. Y a quand même des bons moments dans la vie et dans la misère…


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