LE CHASSEUR DE CLOPES<o:p></o:p>
A la manière de Le Clézio<o:p></o:p>
Par Robert Lasnier<o:p></o:p>
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Quel jour sommes-nous ? Ici au bar du tabac Le Zéta, je retiens ma respiration pour garder en moi la fumée des clopes. Dans le bruit de la rue qui me parvient par la terrasse en plein vent, j’entends une voix répéter au fond de moi : Le tabac !... Le tabac !... Et cette voix recouvre les autres voix, embrumant toutes mes pensées d’une fumée bienfaisante et douce. Les volutes qui s’élèvent à l’horizon tourbillonnent parfois, font basculer l’esprit vers les seules préoccupations du moment : la cigarette, la nicotine, rien d’autre. J’entends les claquements des briquets, le craquement embrasé des allumettes, le sifflement des bronches encombrées des fumeurs. Le Zéta, que va-t-il devenir ? Avec l’interdiction du tabac dans les lieux publics, il dérive désormais, mince filet tabagique perdu dans l’immensité fade et pure des non-fumeurs. Tandis que, les yeux mi-clos, je tire sur ma Marlboro, Bradmer vient vers moi. Il me regarde, avec comme toujours chez lui un brin d’ironie au fond des yeux :<o:p></o:p>
- Eh bien, mon cher, c’est l’ivresse du tabac qui vous coupe l’appétit ? me dit-il en anglais.<o:p></o:p>
J’écrase ma Marlboro et j’allume immédiatement une nouvelle cigarette, pour lui montrer que je ne suis pas malade.<o:p></o:p>
- Non, monsieur.<o:p></o:p>
- Alors, venez manger !<o:p></o:p>
Il me dit cela d’une voix brusque. C’est presque un ordre. Nous descendons dans la salle du restaurant qui se trouve au sous-sol. Des ouvriers indiens sont attablés déjà, en train de fumer le calumet de la paix qu’ils partagent en souriant avec des cow-boys placides. Après le riz pimenté et le thé, Bradmer fouille dans sa poche et en sort deux cigarettes bizarres : ce sont des Muratti, leur papier est rose et jaune et le bout filtre est doré. Je prends une des cigarettes, la rose, et je l’allume au briquet du patron. Nous quittons le sous-sol et remontons dans le bar. L’odeur du tabac est douce et âcre, elle m’écœure. Cela ne va pas pour moi avec le bleu du ciel que j’aperçois dehors, au-delà de la terrasse balayée par un vent violent. J’éteins ma cigarette sur le bord de la table, n’ayant pas trouvé de cendrier immédiatement accessible. Bradmer est allé s’installer dans son fauteuil habituel, près du piano, et fume sans se lasser de nouvelles cigarettes de tabac vert au menthol, dont l’odeur me parvient par instants, quand il y a un tourbillon. Le Zéta n’est pas un bouge. Il a vu défiler tant de générations de fumeurs. Le soleil descend lentement dans le ciel, il éclaire les vitres de la terrasse maintenant. Le bar s’assombrit. Au mur s’alignent les reflets mordorés d’innombrables paquets de cigarettes en vente ici, de toutes les marques, de toutes les couleurs, de tous les pays. Assis à une table du Zéta, non loin de Bradmer qui continue de fumer son tabac vert, je fais ainsi par la pensée un véritable tour du monde du tabac, dans la ronde bariolée des marques de cigarettes de toutes les saveurs, de toutes les odeurs. Tout le monde fume maintenant. Même les ouvriers indiens sont accroupis entre les tables, et fument lentement, le regard étrangement attentif. La voix du patron se fait douce quand il évoque le parfum de miel de l’Amsterdamer dont il bourre sa pipe, évoquant aussi les felouques arabes qui remontaient le Nil. Il parle de crocodiles et de poissons, puis sa pensée voyage plus loin encore, il raconte le bleu des lagons, la beauté du corail, les tortues et l’eau verte des plages infinies du Pacifique. Mais il évoque avec plus de douceur encore ces bars du bout du monde, regorgeant de tabacs de toutes sortes, et où l’on peut partir chaque jour à la découverte de nouvelles cigarettes, d’autres cigares, de tabacs nouveaux aux parfums inconnus. La fumée montait de partout, si épaisse à cette heure qu’on distinguait à peine les visages des fumeurs, noyés dans un épais brouillard. C’est pour cette raison que personne ne vit la porte du Zéta s’ouvrir soudain. Un homme en uniforme, la silhouette d’un policier, se profila dans le bar. Il était trop tard pour nous tous, et nous fûmes verbalisés pour n’avoir pas respecté l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Nous payâmes plus de soixante euros chacun, et le patron écopa d’une amende plus lourde encore. Bradmer s’était redressé dans son fauteuil et interpella le policier :<o:p></o:p>
- Eh bien, dis-moi, tu en as mis des contraventions ce soir ! Tu as un beau palmarès à ton actif ! Te voici riche… dis-moi, as-tu toujours été policier ?<o:p></o:p>
- A vrai dire, non ! J’étais chercheur d’or auparavant. Mais les pépites étaient rares, je ne trouvais pas grand-chose…<o:p></o:p>
- Et maintenant ?<o:p></o:p>
- Maintenant, tout va bien : depuis le premier janvier, je suis chasseur de clopes !<o:p></o:p>