Un sujet classique de dissertation consiste à poser cette question : si vous deviez aller sur une île déserte, quels livres emporteriez-vous ? … Pour ma part, n’ayant jamais envisagé pareil séjour, je n’ai pas établi ma liste, mais si je devais partir dans une contrée lointaine et isolée, je mettrais à coup sûr dans ma valise « Chut ! » de Jean-Marie Gourio… Un mot sur l’auteur : ancien rédacteur en chef de Charlie-Hebdo, il est aussi rédacteur pour les Guignols de l’info… Rarement j’ai autant ri en lisant un livre ! Mais j’ai rarement lu un livre aussi sérieux en même temps ! « Chut !» est un roman qui permet une double lecture : les romantiques y trouveront une belle histoire d’amour ou plutôt d’amours : amour du narrateur pour Mathilde, amour du père du narrateur pour son épouse qui s’est noyée sur une plage… Ce drame de la noyade qui ouvre presque le récit, demeure présent en filigrane tout au long des pages, pour prendre un nouveau tour dans les pages ultimes. Mais surtout, Chut est un merveilleux roman sur les livres, sur la lecture. Pourquoi ce titre ? Tout simplement parce que : « Chut ! je lis !... »Tout le comique provient des personnages mis en scène : en effet, le narrateur est issu d’une famille simple où on ne lit jamais un livre, mais où l’on admire dans le buffet l’encyclopédie en vingt et un volumes, achetée à un représentant. Il est interdit de feuilleter l’encyclopédie, pour ne pas corner les pages !... Or ce narrateur rencontre Mathilde, une jeune bibliothécaire, qui lit Chateaubriand et Francis Ponge dans un square ! On imagine le choc d’une pareille rencontre ! Le narrateur et Mathilde vont tomber amoureux. Et ils font l’amour dans la réserve de la bibliothèque municipale, au milieu de Montesquieu, Aragon, Céline, Vialatte, Gide, Saint-Exupéry, Kafka, Steinbeck, Henri Vincenot, Thomas Bernhard, Flaubert, Karen Blixen, Marguerite Duras, Paul Valéry et tant d’autres… Les scènes complètement désopilantes se succèdent au long des pages… Que ne ferait-on pas par amour ? Mathilde prête des livres à son amoureux… lui, par amour… fait semblant de les lire ! Mais comme aurait pu le dire Blaise Pascal « Faites semblant de lire, et bientôt vous lirez. »… Et le narrateur découvre peu à peu l’importance de la lecture, le mystère des livres. Par exemple, il pense à sa mère : lorsqu’elle s’est noyée au cours d’une baignade, elle avait abandonné sur la plage le livre qu’elle lisait, avec une plume pour marquer la page 27… Or si le livre avait été un peu plus intéressant, elle ne l’aurait pas quitté pour se baigner, elle ne serait pas morte !... Le roman de Gourio est plein de ces petites notations, tantôt tragiques, tantôt burlesques, comme par exemple ce poil de cul retrouvé sur une page des Rêveries du promeneur solitaire, de Rousseau, et qui, placé tel une virgule dans une phrase, en changé délibérément le sens !... Et puis l’auteur découvre la toute puissance du livre, malgré l’importance actuelle de la télévision : en effet, dans les cimetières, on trouve des livres de pierre portant ces mots « regrets éternels », mais on ne trouve jamais de téléviseur de marbre portant la mention « regrets éternels », alors que, si ça se trouve, le défunt n’a jamais ouvert un livre et a passé sa vie devant la télé !...
Un petit extrait maintenant : Le narrateur, par amour pour Mathilde, se lance dans Proust, dans le train pour Nantes :
« Dans ce compartiment, nous étions deux hommes à lire, et l’homme en face de moi lisait le même Proust que moi ! Il en était à peu près à la page quinze. C’est là que j’en étais aussi. Il tourna une page. Il en était page seize. J’en tournai une moi aussi pour arriver à la même page que lui, page seize. Ses yeux balayèrent rapidement la surface du papier puis il tourna encore une page ! Je tentai de le suivre. Proust racontait que son père seul savait que M. de Norpois avait averti l’Empereur de la puissance grandissante et des intentions belliqueuses de la Prusse. Je levai les yeux. Il tournait déjà une page ! Tant pis ! Je tournai aussi ma page ! Cet homme lisait à une vitesse non humaine ! M. de Norpois avait changé sur un point bien plus important pour moi, les intentions de mon père. Il tourna ! Je tournai ! Le bonheur que j’aurais à ne pas être séparé de Gilberte me rendait désireux mais non capable d’écrire une belle chose qui pût être montrée à M. de Norpois. Il tourna et aussitôt je tournai ! Je sautai les pages vingt-huit et vingt-neuf pour aller directement page trente et trente et un ! J’avais maintenant deux pages d’avance et j’espérais souffler. Regarder les paysages défiler derrière la vitre. Comprendre ce que j’avais lu, mais l’homme accéléra ! Il tournait les pages à toute vitesse. Je serrai les dents, j’avais la rage de lire ! Je voulais gagner ce championnat de lecture de Proust. M. de Norpois reprit de la salade d’ananas et de truffes ! Je tournai ! Odette ne savait pas que Swann finirait par l’épouser ! Je tournai ! Il tourna. Cet homme ne lisait pas ! Pas plus que je ne lisais d’ailleurs ! Salaud ! Je manquai m’étouffer. Mathilde me fit un beau sourire et un geste rond de la main qui valait encouragement, je suis vraiment contente que tu l’aimes, me dit-elle, de toute manière Proust est incontournable… Pourtant, jusque là, j’avais bien contourné… Quand le patron du buffet de la gare me demanda en me servant un demi bien frais : il était pas trop long, ce voyage ? je répondis que le voyage avait été très court, trop court ! Pensez ! j’ai lu Proust ! »
Vous l’avez compris, c’est un livre tendre et drôle, sensible aussi, où les mots pétillent d’intelligence et d’humour à chacune des 180 pages. C’est un livre aux multiples sujets : la lecture, les livres, l’amour, la mort, le souvenir… C’est publié chez Pocket et ça coûte donc quelques euros. A lire absolument, sans attendre de l’emporter sur une île déserte. Il vous tiendra agréablement compagnie dans la touffeur du métro ou en attendant votre bus un jour de grève…