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Littérature et écriture, dans les thèmes suivants : récits et nouvelles - souvenirs - chroniques - critiques littéraires et cinématographiques - humour - poésie - voyages et balades -

Boris VIAN

L’ARRACHE-CLOPE<o:p></o:p>

à la manière de Boris VIAN<o:p></o:p>

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par Robert LASNIER<o:p></o:p>

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On était arrivé à une trifurcation. C’est là qu’était la maison de Colin. Les murs d’un beau bleu caramel étaient aussi verts que de la cannelle pointue, ce qui faisait joli visuellement, et ils sentaient la framboise écrasée, ce qui était du meilleur effet olfactif. Chloé aimait bien la framboise écrasée, alors elle venait souvent chez Colin. Un peu pour Colin et pour la maison, mais aussi parce que Colin avait un pick-up pour écouter des disques de jazz. Et surtout il avait un extraordinaire piano à tabac. Chloé s’était installée dans le salon. Elle toussa un peu. C’était une vaste pièce. Elle n’était pas basse de plafond. Mais comme elle était haute de plancher, ça revenait au même. Les murs, rectilignes au premier coup d’œil, se brisaient soudain brutalement à chaque angle de la pièce, formant alors un angle droit. C’était tout à fait curieux. Sur des étagères, des bocaux contenaient des embryons dénaturés qui flottaient dans de l’alcool qui l’était également. Les bébés avaient été victimes du tabagisme passif, dans le ventre de leur mère. On avait avorté ces mères criminelles. Les embryons avaient été placés dans des bocaux, en verre fumé naturellement. Le corps des mères indignes avait été envoyé chez l’équarisseur. Chloé aimait cette ambiance douce et feutrée.<o:p></o:p>

-         J’ai envie de fumer, je peux ? demanda-telle<o:p></o:p>

-         Tu veux voir mon piano à fumée ? Il est au point maintenant. J’ai fini hier tous les réglages.<o:p></o:p>

-         Comment ça marche ?<o:p></o:p>

-         Eh bien tu n’as plus besoin de cigarettes. Il suffit de jouer. Regarde : la pédale forte c’est pour les cigares, la pédale douce c’est pour les allumettes. Le Do c’est pour les Marlboro. Le Ré pour les Gauloises… Le Si bémol est plus difficile à jouer, c’est pour les mélomanes et pour ceux qui fument des Muratti à  bout doré.<o:p></o:p>

-         Et il y a beaucoup de mélomanes qui fument des Muratti à bout doré, demanda Chloé ?<o:p></o:p>

-         Il y en a très peu, ma chérie. C’est statistique. Et comme aucun n’est jamais venu ici, le si bémol a rouillé. La touche est coincée.<o:p></o:p>

Colin se mit à jouer et une épaisse fumée envahit la pièce. Chloé respira à fond, inhalant un mélange suave et mou de tous les tabacs possibles dont les volutes emplissaient complètement le salon d’une épaisse brume. Sous l’effet de la fumée qui se déversait du piano, les angles de la pièce se détendirent, s’arrondirent, et le salon devint circulaire. Chloé toussa.  Immédiatement le docteur entra. <o:p></o:p>

-         Vous me dérangez, dit-il, j’étais en train de construire un sanatorium en modèle réduit.<o:p></o:p>

-         Mais je ne vous ai pas appelé, docteur, fit Colin<o:p></o:p>

-         Possible, mais j’ai entendu une toux, une toux de femme. Et le médecin, contrairement au joueur de belote, a le droit de couper la toux. Où est la malade ?<o:p></o:p>

-         Mais Chloé n’est pas malade !<o:p></o:p>

-         Elle va l’être, dit le docteur. Je suis médecin, vous savez… Aucun bien-portant ne me résiste longtemps… Il y a chez vous une fumée à couper au couteau, on n’y voit rien, il faut d’abord que je la découpe.<o:p></o:p>

-         Voici mon opinel, dit obligeamment Colin.<o:p></o:p>

-         Inutile, dit le docteur, j’ai mon scalpel.<o:p></o:p>

Après avoir longuement incisé la fumée, qui maintenant béait, le docteur ausculta Chloé. Toussez, dit-il. Chloé toussa, toussa encore.<o:p></o:p>

-         Mais enfin, cessez de tousser, cria le docteur, j’ai pas que ça à faire, moi, ça m’empêche d’écouter…<o:p></o:p>

-         Je ne peux pas m’arrêter, dit Chloé.<o:p></o:p>

-         Cesse de tousser, Chloé, le docteur te le demande, dit doucement Colin. Chloé aimait Colin, alors elle cessa de tousser. Le docteur ôta son stéthoscope, l’air pensif. Il toussa.<o:p></o:p>

-         Vous êtes malade aussi ? demanda Colin.<o:p></o:p>

-         Non, pourquoi ?<o:p></o:p>

-         Vous toussez !<o:p></o:p>

-         Et alors, vous êtes médecin ?<o:p></o:p>

-         Non, c’est vous le docteur, concéda Colin, vous avez raison, excusez-moi, je ne  recommencerai plus… Et pour Chloé ?<o:p></o:p>

-         Pour Chloé, dit le docteur, il est trop tard, elle a un nénuphar dans les poumons, enraciné au plus profond de la chair, agrippé sur ses bronches… Ce sera 22 euros pour la consultation, plus 15 pour le dérangement, car vous m’avez interrompu dans mon modèle réduit je vous le rappelle.<o:p></o:p>

-         Vous ne lui faites pas d’ordonnance ? demanda Colin.<o:p></o:p>

-         Pour l’ordonnance, ce sera encore 20 euros de plus, l’encre a beaucoup augmenté cette année à cause du dollar et de ce qui s’est passé à la Société Générale… Colin acquiesça. Le docteur écrivit, puis tendit la feuille.<o:p></o:p>

Colin lut : Trop tard pour le sanatorium. Une chimiothérapie coûterait trop cher et ne servirait à rien. La malade est bonne pour le funerarium, puis le crematorium.<o:p></o:p>

-         Si vous voulez, ajouta le docteur, je suis musicien à mes heures et je peux venir jouer de l’harmonium pendant les obsèques…Et ça complète la rime en une trilogie parfaite : funerarium, crematorium, harmonium… Je vous ferai un prix.<o:p></o:p>

-         C’est triste, murmura Colin…<o:p></o:p>

-         Pourquoi triste ? dit le docteur, c’est la vie !<o:p></o:p>

-         Non, c’est la mort, rectifia Colin.<o:p></o:p>

-         C’est pareil, dit le docteur, l’une ne va pas sans l’autre voyons ! Je suis payé pour le savoir !<o:p></o:p>

-         Et même bien payé, soupira Colin en tendant ses billets. Le docteur les empocha et sortit. Le silence était retombé sur le salon. Le poste de radio annonçait : « Une loi interdira prochainement de fumer à tout le monde, partout »… Trop tard, c’était trop tard pour Chloé. Les murs de la pièce avaient soudain rétréci, le plafond s’était abaissé, le plancher avait remonté, le salon, allongé et étroit, ressemblait à un cercueil. Une ombre noire avait envahi le salon.<o:p></o:p>

-         Allonge-toi, ma chérie, dit Colin, ce sera bientôt fini. Tu ne tousseras plus, plus jamais.<o:p></o:p>

Et il appela l’équarisseur.<o:p></o:p>

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