• L’OMBRE JAUNE DE LA NICOTINE<o:p></o:p>

    A la manière de Henri Vernes (Bob Morane)<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    Du fond du local où les sbires l’avaient enfermé, les mains ligotées derrière le dos, Bob Morane méditait sur la façon de se sortir de ce guêpier. Ballantine ne s’était pas trompé, le whisky l’avait rendu clairvoyant. L’Ombre Jaune de la Nicotine, alias monsieur Ming, était là, dans ce repaire perdu, quelque part dans la Chine profonde, à plusieurs centaines de kilomètres de Canton, probablement. Cet être malfaisant s’apprêtait à empoisonner toute la terre avec ses clopes. La porte s’ouvrit brutalement. Le Mongol s’était planté devant Bob Morane. Ensuite il éclata de rire, un rire de fumeur se terminant en toux grasse, que le Français ne connaissait que trop bien, et qui était toujours annonciateur de catastrophes.<o:p></o:p>

    -         Ainsi, fit l’Ombre Jaune de la Nicotine, quand son hilarité et sa toux furent calmés, me voici en présence de ce fameux commandant Morane, l’ennemi juré des fumeurs. Décidément, je ne peux pas faire un pas sans que vous soyez là, attaché à moi tel un fauve à sa proie. Malheureusement pour vous, la proie se change souvent en fauve, et c’est vous alors qui êtes à ma merci.<o:p></o:p>

    Et il alluma une longue cigarette dont il souffla la fumée au visage de son prisonnier. Bob essaya de sourire, mais il ne put que grimacer à cause des cordes qui entravaient ses poignets et de l’épouvantable fumée qu’il ne pouvait éviter.<o:p></o:p>

    -         Votre écran de fumée ne vous protégera pas toujours, gronda Morane. Le temps viendra où les non-fumeurs triompheront de votre vice.<o:p></o:p>

    Le grand Mongol hocha la tête avec condescendance, en soufflant sa fumée à nouveau. La haine déformait ses traits.<o:p></o:p>

    -         Je reconnais que vous êtes un adversaire redoutable, et tout autre que moi aurait succombé  devant votre acharnement. Seulement voilà, c’est à moi que vous avez eu affaire, à moi l’Ombre Jaune de la Nicotine, et vous vous trouvez une nouvelle fois en mon pouvoir.  Je suis donc en mesure de vous contraindre à négocier. Parlez-moi de votre projet funeste d’interdire le tabac. Je veux tout savoir. Parlez, vous n’avez pas le choix. Dans une demi-heure, si vous ne parlez pas, les charges de T.N.T placées sous vos pieds exploseront et alors : Adieu Bob Morane ! Le Mongol découvrit dans un abominable rictus  ses dents de loup, et ses yeux lançaient des éclairs tabagiques.<o:p></o:p>

    Bob Morane le savait, il était en bien mauvaise posture.  Il eut une soudaine pensée pour Miss Ylang-Ylang pour qui il avait toujours eu un faible, et se demanda en cet instant s’il la reverrait jamais. Alors il se décida à parler. Pendant ce temps, son esprit tenterait d’échafauder un plan. Bob Morane n’était pas là pour philosopher. Il savait aussi que son fidèle Bill Ballantine, le géant roux,  était libre, lui, et qu’il était probablement parti à sa recherche. Il ne devait pas être très loin, et avec un peu de chance…<o:p></o:p>

    -         Le tabac, expliqua le Français, est hautement cancérigène et les plus grands savants l’ont prouvé dans tous les pays du monde. Le cancer des bronches, les tumeurs du poumon font des ravages qu’on ne peut plus accepter. C’est pourquoi nous préparons une loi selon laquelle il ne sera plus permis de fumer dans les lieux publics.<o:p></o:p>

    Monsieur Ming éclata d’un rire formidable. Et tout son corps fut secoué de mouvements qui eussent impressionné tout individu normalement constitué, mais qui laissèrent de marbre le commandant.<o:p></o:p>

    -         Dans les lieux publics ! Dans les lieux publics ! Mais c’est là que se fument plus de 80 % des cigarettes dont je fais commerce, hurla-t-il, congestionné de rage. Mon Organisation ne vous permettra pas de ruiner son activité mondiale. Votre détermination est certaine mais il est trop tard pour vous, vous mourrez ! Aujourd’hui même !<o:p></o:p>

    -         Je suis fort triste de vous voir animé de telles intentions à mon encontre, dit Morane d’un air dégagé. J’aurais pourtant voulu qu’au moins nous nous quittions sinon amis du moins en meilleurs termes.<o:p></o:p>

    -         Alors soit, répondit Ming, je vous invite à voir les stocks de cigarettes dont je dispose. En les voyant, vous comprendrez qu’il y a là une fortune et qu’il n’est pas question d’y renoncer.<o:p></o:p>

    Il tapa dans ses mains et deux brutes surgies d’on ne sait où accoururent, se précipitèrent et délièrent les mains de Bob Morane, puis l’empoignèrent. Solidement encadré, Bob Morane n’aurait pu esquisser le moindre mouvement de fuite. Au demeurant où aurait-il pu aller, seul et désarmé, dans ce lieu inconnu et hostile ?<o:p></o:p>

    -         Suivez-moi, lança L’Ombre Jaune de la Nicotine.<o:p></o:p>

    Quelques secondes plus tard, Bob Morane, étroitement serré par ses deux anges gardiens, suivit monsieur Ming. Les quatre hommes cheminèrent à travers un long corridor dont la forme voûtée faisait penser à un tunnel interminable. Ils débouchèrent enfin sur une large cour pavée. Une longue limousine noire semblait les attendre.<o:p></o:p>

    -         Montez donc, commandant Morane, dit monsieur Ming avec un faux sourire obséquieux.<o:p></o:p>

    La limousine bondit, le doux moteur  de 350 chevaux feula en silence tandis que la voiture, quittant la cour, s’élança sur l’asphalte d’une route rectiligne. Le voyage ne fut pas long. On arriva devant un haut portail métallique surmonté de trois caméras mobiles dont les tourelles porte-objectifs se tournèrent en silence vers la limousine noire comme des yeux inquisiteurs. Le portail s’ouvrit sans un bruit, puis se referma rapidement après avoir laissé entrer la voiture. Monsieur Ming parla :<o:p></o:p>

    -         J’ai voulu vous faire un cadeau, commandant Morane, dit L’Ombre Jaune de la Nicotine.<o:p></o:p>

    -         C’est trop gentil à vous, plaisanta le Français.<o:p></o:p>

    -         Un dernier cadeau, précisa-t-il.<o:p></o:p>

    -         Pourquoi un dernier cadeau ? fanfaronna Bob Morane. Je veux bien en accepter d’autres de vous, vous êtes si aimable !<o:p></o:p>

    -         Vous n’en aurez pas l’occasion, répondit sèchement monsieur Ming. Vous êtes arrivé au terme de votre existence. Allons, nous n’avons que trop perdu de temps. Je vous invite à visiter mon trésor avant de mourir. Un immense hangar métallique, brillant comme de l’argent, se dressait en pleine nature. Ses portes s’ouvrirent un bref instant pour laisser entrer les quatre hommes. Bob Morane y pénétra, poussé en avant par les deux sbires. Il aperçut alors un gardien dont l’allure le surprit : une sorte de colosse dont la silhouette lui parut familière s’inclina devant monsieur Ming. Mais il se redressa soudain en poussant un cri rageur, sortit un automatique et abattit  les deux brutes qui entouraient Bob Morane. Le Français bondit  de joie : ce gardien providentiel n’était autre que son fidèle Bill Ballantine. Le géant roux se rua ensuite sur monsieur Ming et d’un seul coup de poing lui fit éclater le crâne.<o:p></o:p>

    -         Venez vite commandant ! Vous êtes sauvé !<o:p></o:p>

    Puis il craqua une allumette sur un jerrycan d’essence et sortit rapidement avec Bob Morane. En un instant, le hangar s’embrasa, et les milliers de tonnes de cigarettes qui y étaient entreposées partirent en fumée, ce qui est d’ailleurs le sort commun   des cigarettes.<o:p></o:p>

    -         Vite, commandant, à l’hélicoptère ! Les deux hommes coururent et prirent place dans l’aéronef où le pilote qui les attendait fit décoller immédiatement l’appareil ;<o:p></o:p>

    -         Bravo, mon vieux Bill ! s’écria joyeusement Bo Morane. Il était temps ; on peut dire que je l’ai échappé belle !  Tu m’as sauvé la vie, Bill !  Où m’emmènes-tu ?<o:p></o:p>

    -         Prendre un pot, commandant, pour fêter votre libération ! J’ai très envie d’un whisky…<o:p></o:p>

    -         Et où ça ?<o:p></o:p>

    -         Oh, répondit Bill Ballantine, pas très loin d’ici, dans un bar à une heure de vol.<o:p></o:p>

    -         Non-fumeur ?<o:p></o:p>

    -         Ça oui, commandant, un bar non-fumeur !<o:p></o:p>

    Les deux hommes partirent d’un grand éclat de rire tandis que Bob Morane, d’un geste familier, passait les doigts de sa main droite dans ses cheveux drus coiffés en brosse et que l’hélicoptère disparaissait, là-bas, derrière les collines. Au loin,  derrière eux, un épais nuage de fumée s’élevait sur un tas de cendres grises : c’est tout ce qui restait de l’Ombre Jaune de la Nicotine et de son lugubre stock de cigarettes. Depuis le premier janvier, on ne fume plus dans les lieux publics. Et c’est un peu, n’en doutons pas, grâce à Bob Morane et à son fidèle compagnon, le colosse roux Bill Ballantine.<o:p></o:p>


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  • Lettre d’un Provincial sur ceux qui enfument leurs semblables<o:p></o:p>

    A la manière de Blaise Pascal (Les Provinciales)<o:p></o:p>

    par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    Monsieur,<o:p></o:p>

    Je veux répondre ici aux hérétiques qui professent généralement que l’habitude de fumer est un plaisant divertissement, fort répandu chez la plupart des hommes de la terre, et que cela, qui donne du plaisir à ceux qui s’y adonnent, selon ce qu’ils disent, ne saurait en rien nuire aux personnes qui s’en abstiennent. Certes, la grâce n’est pas donnée à tous les hommes de s’abstenir de fumer et de vivre dans la joie sans les goudrons de combustion des cigarettes. Je veux dire cependant et montrer clairement que cette façon d’aspirer la fumée puis de la rejeter en la soufflant au milieu des gens est, pour ces derniers, chose fort déplaisante à tout le moins, et qu’en outre elle nuit gravement aux soins de notre santé. Car les fumeurs, je l’ai remarqué souvent, ne prennent nul soin de demander à leurs semblables, frères en Jésus-Christ, l’autorisation de se livrer à leur occupation très fumeuse, en laquelle nombre de Jansénistes éclairés n’ont pas manqué de discerner déjà tous les stigmates d’un vice aux conséquences funestes. Plaisante condition de l’esprit cependant, de croire que demander suffit à autoriser ! Car quoi ! Suffit-il donc à l’homme de solliciter l’assentiment de son prochain pour s’arroger de ce fait tous les droits les plus exorbitants, les plus étonnants aussi, tel celui d’enfumer tout alentour de soi avec impudence, et d’empoisonner l’air en y projetant les vapeurs nocives des clopes ?... J’en fis l’autre semaine la remarque à Monsieur de Nicot, au cours du différend qui nous opposa, lui disant qu’à mon avis il outrepassait le droit naturel qui était le sien en m’imposant ses volutes, encore que je convienne que leur aspect bleuté et diaphane s’élevant dans l’air comme allant vers le Dieu Infini, était d’un fort bel effet et prompt à éblouir les sens, tant il est vrai communément que le vice souvent se pare des couleurs et de la beauté de la vertu, afin de mieux nous charmer par des attraits trompeurs.<o:p></o:p>

    Lors Monsieur de Nicot, en qui je vis naître céans une prompte fâcherie que pourtant il ne me dit point, me fit à peine la grâce de m’entendre, et m’objecta vivement que, par mon propos coercitif, je portais atteinte à ce qu’il estimait être sa liberté personnelle et qu’il n’était point équitable que je l’en privasse de la sorte en tenant un discours visant à l’empêcher de fumer. Je veux ici débattre de ce point, où l’on verra que la question de la liberté du fumeur est chose fort discutable, et que l’argument est spécieux, en sorte qu’arguer de la liberté à propos du droit de fumer relève en vérité de la rhétorique des sophistes. Et qu’il convient de démontrer l’inanité de l’argument, et de blâmer ceux qui l’emploient dans le dessein d’amener à leur cause les esprits les plus faibles. Or donc, quand Monsieur de Nicot, au terme de sa dispute, m’eut exposé dans le détail la conception qu’il avait de sa liberté et de l’usage qu’il en comptait faire, et tandis qu’il prenait en sa dextre son briquet Silver Match et son paquet de Marlboro,  je lui fis voir combien son propos, tout empreint de foi, manquait cependant de raison. Considérons en effet, lui dis-je, un homme de bien, après des heures d’un dur labeur qui le tint occupé de longues heures du jour devant l’écran planté de sa machine informatique. Nous le voyons enfin, las de sa besogne,  prendre un jour de RTT, et reposer son âme en buvant un verre d’alcool, voire en ingérant quelque drogue ou herbe hallucinante qui a sa préférence et qui fait que, pour un temps, les sens lui défaillent. Il en use le plus souvent avec modération, encore que, parfois, ces drogues pernicieuses ne sont plus seulement simple divertissement, mais deviennent, par l’abus qu’on en fait, une passion redoutable qui submerge l’âme et l’emporte jusques aux confins de l’Enfer, dont on doit avoir grande horreur, ainsi que l’enseigne Saint Chrysostome (Cuba Habana Tobacco, I, 4, verset 12). Mais  toutefois, j’observe que, même dans ces cas ultimes, le vil buveur et son compère le drogué conservent toutefois pour eux seuls l’usage de leurs produits, et qu’ils n’en imposent en aucune manière le partage à ceux qui n’en veulent point absorber avec eux. Or il en va tout autrement du tabac ainsi qu’il se voit même aux esprits les moins éclairés. En sorte que ceux-là mêmes qui voudraient ne point respirer le tabac sont cependant contraints d’aspirer les fumées d’autrui, en ce qu’ils ne pourraient cesser de respirer sans perdre de ce chef  leur souffle vital et qu’entre deux maux, il est patent de voir l’homme toujours choisir le moindre. Et malgré l’avis de ces Messieurs de la Sorbonne, dont certains tiennent la fumée pour plus lourde que l’air, disant qu’elle tombe au sol sans se perdre jamais dans l’éther, je soutiens au contraire qu’elle se répand, sitôt exhalée, dans tout l’air ambiant auquel elle mélange ses vapeurs méphitiques, ne laissant nul espace de pureté alentour, car la nature, comme je l’ai démontré ailleurs, a horreur du vide, et que la fumée dès lors l’emplit tout aussitôt, s’insinuant dans le plus petit interstice, fût-il si petit qu’un ciron, qu’elle trouve sur son passage… Il s’ensuit donc nécessairement que les personnes de qualité, qu’on dit libres de respirer en ce monde terrestre, se voient en fait imposer les puanteurs et les miasmes des cigarettes, par la tyrannie et l’arbitraire des fumeurs de mauvaise foi… Ô, plaisante liberté de l’homme, qu’une cigarette borne ! Un mégot, une cendre, suffisent à l’étouffer ! Dans l’Univers infini tout à la gloire de Dieu et de Jésus-Christ, où l’homme aspire à l’éternité, il n’aspire souvent que des fumées !<o:p></o:p>

    Quand j’eus ainsi parlé, Monsieur de Nicot me dit encore qu’il ne saurait commettre en aucune façon de péché ni de faute, puisqu’il ne se livrait aux joies du tabac que dans ce que l’on nomme généralement espace privé. Je lui démontrai aussitôt la fausseté de son propos, lui faisant bien voir par l’entendement que les fumées, ne sachant aucunement lire, n’en ayant point reçu la Grâce par Notre Seigneur, sont bien incapables de distinguer en leur sagesse les espaces privés des espaces publics, où elles répandent leurs vapeurs délétères sans le moindre discernement. Il me vint alors à l’esprit que je devrais bien développer encore quelque argument propre à frapper l’esprit de Monsieur de Nicot, lorsque, relevant la tête après ma péroraison, je vis qu’il n’y avait plus personne autour de moi, en sorte que je parlais seul ! Il  me fallut me rendre à cette évidence : Monsieur de Nicot n’avait pu souffrir de m’entendre jusqu’au bout, et s’était retiré sans que je le visse !<o:p></o:p>

    Ainsi, Monsieur, sont les hommes ! Quand, pour éclairer leur âme, vous leur dites la vérité, ils répondent au bon sens et à la raison par des brouilles et des fâcheries ! Puis s’enfuient sans vouloir entendre même vos raisons. <o:p></o:p>

    N’en ayez cure, Monsieur,  et faites, je vous prie, lecture de cette missive aux gens de Port-Royal afin de les édifier sur l’importance de la liberté des hommes et l’impertinence de l’usage du tabac.<o:p></o:p>

     Je rends grâce au concours qu’ainsi vous apporterez à cette cause qui est la mienne, et je vous prie de croire, Monsieur, en la considération que j’ai pour vous et au respect que je vous porte. <o:p></o:p>

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  • La Condition fumeuse…<o:p></o:p>

    A la manière d’André Malraux<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    Peuples des fumoirs impérissables, et vous peuples des tabacs immenses, vous qui dans le silence absolu de la fumée, montez solennellement la garde autour des salons enfumés où s’enflamme d’abord la flamme grandiose des briquets ouvrés d’or avant que ne brûlent enfin, dans des feux insensés, les cigarettes aux volutes d’azur s’élevant aux cieux où veillent les martyrs,… tremblez ! Car lorsque les limbes de la légende se mêlent à l’écho contemporain des découvertes de la science, alors il n’est plus possible que se poursuive encore le sentiment profond de la nécessité du tabac dans la quête séculaire du bonheur qui emporte l’homme au-delà des nuées… Quand la fumée du tabac se retire des rives de l’Euphrate et de celles du Tigre qui lui font face, les mégots désormais immobiles, rangés en ordre d’une bataille sans espoir, s’apprêtent à  la mort glorieuse du tabac, dont le pouvoir régna, invincible longtemps, comme l’obscurantisme mystérieux enserre avec jalousie les ténèbres où les fumeurs s’enfoncent depuis des millénaires… Bataillons de la résistance, ô vous les non-fumeurs, qui luttez dans l’ombre de la fumée depuis tant de siècles insensés, vous qui combattez contre le destin fatal d’un tabac qui anéantit le corps et embrume l’esprit, vous qui avez survécu à la nicotine comme au fracas des chars allemands remontant de la Normandie à travers les longues plaines dans de sombres cohortes, voici que se dresse, glorieux et grave, un jour symbolique, un jour grandiose : le premier janvier, qui frappe d’interdit et d’opprobre la cigarette aux desseins criminels… Quand au soir l’ombre descend enfin sur la ville endormie, et que, éreinté de sa journée si lourde, dans chaque maison, l’homme ouvrira un paquet de cigarettes, il verra désormais une femme habillée de blanc se dresser face à lui, comme l’ envoûtante voix de sa conscience lui enjoignant de larguer la clope et d’être enfin, plus grand que ce qui l’écrase… L’interdiction de fumer sera comme un espoir, celui de la victoire éternelle des fleuves du bien sur les torrents tabagiques du mal… Oui, les fumeurs protesteront sans doute ! Levés en une armée géante issue des ténèbres, ils diront  que fumer est un acte qui n’est pas issu du hasard, et qu’il se fonde sur la nécessité de l’Histoire… Ils vous citeront les  grottes de Lascaux, où des hommes peints en ocre fument la pipe, ils vous indiqueront les scribes de Mésopotamie qui dessinent sur la pierre des cigarettes cunéiformes, ils vous montreront les prêtres égyptiens traçant des hiéroglyphes sur des cigares roulés dans des feuilles de papyrus, ils vous désigneront les Incas humant les vapeurs des champignons hallucinogènes, chauffés dans des têtes d’obsidienne, ils vous citeront le Dalaï Lama dessinant des idéogrammes sur des pipes de bambou, ils  vous montreront les moines copistes recopiant la Bible dans les fumées de l’encens… Mais vous, les non-fumeurs, drapés de votre sérénité tranquille et forte, vous écouterez en souriant  bruire l’immense essaim de la mauvaise foi… Puis, héros anonymes et gigantesques, vous vous lèverez comme se lève la conscience des siècles, comme se lèvent les astres au-delà des constellations infinies, pour lancer à la face du monde ce cri immense monté de vos poitrines non encrassées : « Non au tabac à jamais » ! Et votre cri, par lequel vous aurez arraché l’humain à la mort, montera alors vers le ciel comme une flamme pure à jamais sublimée, pour s’élever jusqu’aux limites de l’univers, aux confins de l’Infini !...<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>


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  • Les Pourritures terrestres<o:p></o:p>

    A la manière d’André Gide<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    Nathanaël, je veux te dire que j’aime tous les vices et que tout mon être s’est précipité vers le tabac. Je le bois tout d’un trait, portant à mes lèvres ce souffle de fumée que j’exhale dans l’altière cuisson de ma fièvre tabagique. Regarde au loin Tanger et ses voiles dans la brume qui tremble. C’est là que j’ai rencontré Ménalque et ses  cargaisons de Craven A, de Lucky Strike et de Players. Je n’avais pas fumé depuis trois jours, Nathanaël, et le manque mettait en mon cerveau de sombres accablements… Combien durerez-vous, attentes ? Ah ! Que vienne la clope enfin, suppliais-je, allongé dans mon lit brûlant. J’étais en sueur, le cœur battant, la tête somnolente. Ce n’était même plus une attente, mais un désir fébrile empli d’une solennité grave. Alors Ménalque entra dans ma chambre. Son visage était sombre et ses yeux embués. Il faut, me dit-il, que tu brûles en toi tous les mégots. Et il me déclama ces vers :<o:p></o:p>

    «  Il y a des cigarettes qu’on fume en marchant<o:p></o:p>

    Telles sont pour les forêts, telles sont pour la ville,<o:p></o:p>

    Et  nunc nicotinum fumare clopa, dit Cicéron,<o:p></o:p>

    Il y en a que je fume en diligence<o:p></o:p>

    D’autres couché au fond des greniers<o:p></o:p>

    D’autres que l’on fume chargé d’extase<o:p></o:p>

    Il y a les cibiches, cigarettes ou clopes<o:p></o:p>

    Qu’on fume un peu partout et parfois au Procope<o:p></o:p>

    Mais toutes donnent de belles métastases<o:p></o:p>

    Et celles dont tu apprécies le plus la fumée<o:p></o:p>

    Sont celles dont tu auras le larynx amputé… »<o:p></o:p>

    Puis il m’adjura de renoncer, me disant que le tabac ne serait plus une volupté permise, et qu’une loi viendrait au premier janvier nous ôter le plaisir de fumer, qu’il nous faudrait ne plus regoûter, jamais, au tabac du passé. Maudite soit la fumée désormais. Cigarettes, je vous hais.<o:p></o:p>

    Ainsi parla Ménalque. Dans les jardins de Bethléem, je voyais pourtant les mégots joncher la terre assoiffée, tandis que je regardais le couchant splendide où s’élevait la fumée des cigarettes blondes. Plus tard la nuit s’illumina de l’éclat des allumettes que l’on craquait, comme des milliers d’étincelles d’or pâle, étoiles merveilleuses partant on ne sait d’où, puis retombant lentement, négligemment, dans l’extase tabagique du désir enfin assouvi…<o:p></o:p>

    A tout cela pourtant il me faut renoncer. La loi nouvelle m’y contraint, Nathanaël. Je serai séparé de ce tabac qui m’est si indispensable. Je partirai, départ horrible. Vois comme le temps a changé. Ciel gris, mimosas parfumés, et terre mouillée. Les gouttes aperçues au loin ne sont pas celles de la nicotine mais celles de la pluie, comme en formation dans l’air. Je pars pour d’autres voluptés. J’abandonne les cigarettes, ces nouvelles pourritures terrestres. J’ai cessé d’espérer.<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    <o:p> </o:p>


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  • LE TABAC EN PROVENCE<o:p></o:p>

    A la manière d’Alphonse Daudet<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    C’était en revenant de Nîmes. Le soleil tombait dru, et il y avait trop de mistral : un vrai temps de Provence. Pressant le pas, j’arrivai au village. J’avais les chaussures pleines de la poussière blanche du chemin. Les cigales chantaient dans la lavande, lorsque j’entrai chez Garrigou…<o:p></o:p>

    -         Oh, bonne mère ! C’est vous, mon révérend ? me lança-t-il.<o:p></o:p>

    -         Eh oui ! j’apporte deux cartouches de cigarettes. Des belles, avec un beau papier blanc, des filtres dorés, et bourrées de nicotine toute jaune et de goudrons tout noirs !<o:p></o:p>

    -         Jésus-Maria ! Moi qui aime tant les clopes !<o:p></o:p>

    -         Oui, et depuis ce matin, je n’ai fait que piller les tabacs, pour acheter tout ce que j’ai pu trouver : des Murratti, des Gauloises bleues, des Marlboro, des Anfa mentholées et puis, de Fontvieille, j’ai rapporté du tabac à priser, du tabac pour la pipe, du papier OCB, des cigares…<o:p></o:p>

    -         Gros comment, les cigares, mon révérend ?<o:p></o:p>

    -         Gros comme ça ! énormes !<o:p></o:p>

    -         Oh mon Dieu, il me semble que je les vois ! Mais avez-vous pris aussi des allumettes ?<o:p></o:p>

    -         Oui, peuchère, il en faut bien, des allumettes ! Mais les cigares, vois-tu, c’était pour monsieur le marquis ! Je les lui ai portés ce matin. Il nous a invités tout à l’heure. Tu verras, nous serons quarante à table, et ce sera beau : sur les nappes brodées, il y aura des cendriers d’argent, des coupe-cigares ciselés,  des allumettes dans de belles boîtes décorées, et qui ne sentent pas le soufre, qui ne piquent pas le nez et ne brûlent pas les yeux…<o:p></o:p>

    -         Et qui seront les invités, mon révérend ?<o:p></o:p>

    -         Oh ! beaucoup de monde, je te le dis : Monsieur le sous-préfet avec son épouse, le curé de Cucugnan, le poète Mistral, Numa Roumestan… et puis toi et moi !... Monsieur le marquis nous offrira ses énormes cigares…<o:p></o:p>

    -         Mais… et les non-fumeurs ? Il y en aura, tout de même !...<o:p></o:p>

    -         Eh, oui, il y en aura, Sainte-Vierge ! Et ils n’auront qu’à sortir ! Je voudrais bien voir qu’ils se plaignent ! Déjà qu’ils n’ont pas le cancer du poumon ! C’est que… c’est un beau cadeau du Bon Dieu, ça ! Et puis dehors, sur la place, ils entendront couler l’eau de la fontaine, ils respireront la lavande ! Faudrait voir qu’ils ne nous escagassent pas trop, les non-fumeurs !...<o:p></o:p>

    -         Et moi, quel délice, je fumerai, mon révérend, un cigare, deux cigares, trois cigares…<o:p></o:p>

    -         Pas trop tout de même, Garrigou ! Sais-tu qu’avec tous ceux qui fument, maintenant, on ne la sent plus guère, justement, la lavande ! Et il y a, en notre belle Provence, tant de fumée désormais, et tellement épaisse, que certains jours on ne voit plus les ailes du moulin de Fontvieille !<o:p></o:p>

    -         On ne voit plus les ailes du moulin ?... Eh bien, mon révérend, s’il en est ainsi, je n’y reste pas, en Provence, moi !... Par la Sainte Vierge, je prends mon chapeau, mon bâton, et je m’en vais sur la route poudreuse ! Et tout de suite !<o:p></o:p>

    -         Mais où iras-tu Garrigou ?<o:p></o:p>

    Là où l’air est plus pur, mon révérend ! à Paris ! à Paris !.


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