• NON-FUMEUR<o:p></o:p>

    A la manière de Françoise Sagan<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    Sandra s’approcha et murmura : CharlesWebb et moi, nous nous entendons bien. Et toi, es-tu heureuse ? Je voulus allumer une cigarette.  Elle s’éteignit. Ma main tremblait. J’en allumai une deuxième, puis une troisième, les doigts crispés sur l’allumette. Le regard dur de Sandra affola mon cœur. Elle devait être complice de Charles, mais j’attribuai son comportement à son inconscience. Nous décidâmes de partir immédiatement, dans sa voiture, une longue Ferrari décapotable. On s’élança sur la route, je me renversai doucement sur le cuir du siège, le vent sifflait, Sandra conduisait, s’impatientant malgré la vitesse qui nous grisait. Nous étions de la même race, elle et moi : boire, fumer, conduire, ne jamais choisir… On s’arrêta à Saint-Raphaël, dans une boîte, le « Bar du soleil ». L’orchestre jouait un swing « A brighter summer day »… Il était 22 heures, et à cette heure-là Cyril devait être couché avec Anne, mais je n’en dis rien. Charles Webb nous aperçut et fit un geste de la main. Il fumait un cigare nerveusement.  Sa femme aussi nous avait vues. Elle, elle préférait la pipe, surtout avec des jeunes hommes. On sortit et on alla dîner tous les quatre. Pendant le repas je bus beaucoup, je fumai aussi beaucoup. Des Craven. Et aussi des cigarettes à bout doré, que mon père avait rapportées de Suisse. Charles avait reposé son verre et lança : - Ça ne vous semble pas bizarre, un mariage de vieux ?... Sa femme se leva alors, s’excusa et sortit sous un prétexte qui me sembla futile. Sandra se mit à parler à voix basse à l’oreille de Charles. J’observai le visage buriné de Charles, les yeux sombres de Sandra, je pensai « salaud ! salaud ! », je pris une nouvelle cigarette sur la table et je me mis à rire. Puis craquant une allumette, je tendis avidement mon visage vers la flamme, imaginant que c’étaient les lèvres de Cyril que j’embrassais avec férocité. Sandra comprit-elle mon trouble ? Elle se pencha vers moi et me souffla : Cyril est sur la plage !... Je sentis des larmes de plaisir me couler des yeux. Je sortis, comprenant que j’étais davantage faite pour l’amour que pour passer ma licence de lettres. Je crispai mes doigts sur mon paquet de cigarettes. Cyril !... Je me sentais libérée de beaucoup de peurs. Sur la plage,  dans la nuit éclairée par les néons, je l’aperçus, et je sus qu’avec lui je ne craindrais plus l’ennui. Je criai : « Cyril !», allumant une nouvelle cigarette. Cyril me regarda et parut dérouté. Il portait un tee-shirt blanc sur lequel je lus : « Non-fumeur » et juste en-dessous ce slogan : « La clope c’est pas top ! »… Je n’eus plus la moindre force : nous avions, le soleil, l’eau salée la mer, et moi j’avais Cyril, mais un Cyril sans tabac, dénicotinisé, alors je me mis à sangloter : Bonjour tristesse !<o:p></o:p>


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  • LA CIGARETTE<o:p></o:p>

    A la manière d’Emmanuel Carrère<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    Il fumait beaucoup. A toute heure du jour et en tous lieux. Et nul n’aurait su dire si on l’avait vu jamais sans la cigarette au bec. La cigarette faisait partie de sa physionomie, de son visage. Or un soir, il dit soudain, tout en tirant une longue bouffée de sa Marlboro :<o:p></o:p>

    -         Et si j’arrêtais la clope ?<o:p></o:p>

    Assise dans le canapé, Agnès qui feuilletait le programme télé en attendant « Plus belle la vie » sur la 3,  eut un rire léger en le regardant :<o:p></o:p>

    -         Ce serait une bonne idée, dit-elle.<o:p></o:p>

    Il sourit. Sur le guéridon du salon, le cendrier était plein, rempli de mégots de toutes les longueurs et de toutes les marques. Et les cendres débordaient, formant plein de petits points gris sur la table. Il y en avait aussi par terre. Le cendrier se remplissait très vite, obligeant Agnès à le vider deux fois par jour, parfois davantage. C’était un rituel domestique qu’elle accomplissait machinalement, sans même y penser. Aussi ne prit-elle pas garde à sa remarque. Il se rendit dans la salle de bain, alluma une nouvelle cigarette et se regarda longuement dans le miroir. <o:p></o:p>

    -         C’est vrai, je peux m’arrêter de fumer, ne plus prendre de cigarette, lança-t-il.<o:p></o:p>

    -         J’ai l’habitude de te voir fumer, mais ça ne te fait pas de bien, et à moi non plus. Tu tousses. Et puis ça ne fait pas viril de fumer. Encore moins de cracher. Ce serait bien d’arrêter.<o:p></o:p>

    Elle passa la tête par la porte entrouverte de la salle de bain :<o:p></o:p>

    -         Je descends faire quelques courses chez Simply. Il faudra partir d’ici une heure, alors ne traîne pas trop.<o:p></o:p>

    Il entendit le cliquetis du trousseau de clefs, la porte qui claque. Agnès était sortie. Il l’imagina ses talons hauts claquant sur le trottoir. Agnès remarquait souvent les petits détails, dont elle faisait ensuite la remarque en diverses circonstances.<o:p></o:p>

    -         Et si je supprimais toutes les cigarettes pour lui faire la surprise ? Tout à l’heure elle m’a dit que ce serait une bonne idée… <o:p></o:p>

    Il ôta la cigarette de sa bouche : c’est vrai, sans la cigarette, c’est à peine s’il reconnaissait son visage… Il sourit comme un gamin s’apprêtant à faire une mauvaise blague, puis éteignit vivement sa cigarette et la jeta dans la poubelle. Il se débarrassa également des quelques paquets pleins qu’il trimballait toujours dans ses poches. Puis il vida tous les cendriers de la maison, les lava et les rangea. Que dirait Agnès ? Serait-elle horrifiée de le découvrir non-fumeur ?<o:p></o:p>

    La sonnette de la porte retentit et, du canapé où il se tenait, il vit Agnès pousser la porte du pied, les bras encombrés de paquets. Elle alla tout droit dans la cuisine. Elle ne l’avait pas regardé.<o:p></o:p>

    -         Mets tes chaussures, on doit partir… Tu as vu l’heure ? Il faudrait peut-être y aller, il est temps, dit-elle en se tournant vers lui. <o:p></o:p>

    Elle n’avait rien remarqué. Ils descendirent au parking et montèrent dans la voiture. Il éprouva une forte envie de fumer. Mais cette fois il démarra immédiatement, sans chercher son paquet de Marlboro. Il n’avait jamais fait ça. Mais elle ne paraissait pas avoir remarqué quoi que ce soit. Au feu rouge, il sentit monter son irritation. D’habitude elle remarquait tout, la plus petite chose. Il se pencha vers elle, approcha son visage sans cigarette du cou d’Agnès :<o:p></o:p>

    -          Ça change, non ?<o:p></o:p>

    -         Qu’est-ce qui change ?<o:p></o:p>

    Tournée vers lui, elle le dévisagea, plutôt enjouée, sans inquiétude.<o:p></o:p>

    -         Bon, allez, ne me fais pas marcher ! dit-il, tu as bien vu…<o:p></o:p>

    -         Mais vu quoi ?  Explique-moi.<o:p></o:p>

    -         Non, arrête maintenant ! Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.<o:p></o:p>

    -         J’en ai assez ! cria-t-elle enfin. Qu’est-ce que j’aurais dû remarquer ?<o:p></o:p>

    -         La cigarette… murmura-t-il, suppliant…<o:p></o:p>

    -         Quoi, la cigarette ? tu n’en as plus ? tu veux que je descende t’en acheter ? dis-le !... pas la peine d’en faire une histoire, merde !<o:p></o:p>

    -         Mais enfin, touche, bon dieu ! Et il prit la main d’Agnès qu’il pressa sur sa bouche. Je ne fume plus ! Plus de cigarette au bec !<o:p></o:p>

    Elle retira sa main, eut un petit rire bref :<o:p></o:p>

    -         Et alors, dit-elle, tu parles d’un exploit ! Dix fois, vingt fois par jour tu cesses de fumer ! Le problème c’est que, juste après,  tu en allumes une autre ! <o:p></o:p>

    -         Mais cette fois, c’est fini, je ne fume plus, plus jamais. Je fais ça pour toi, ma chérie…<o:p></o:p>

    Il y eut un long silence qui dura plusieurs minutes. Puis Agnès reprit :<o:p></o:p>

    -         Et si on allait annoncer cette grande nouvelle à Serge et Véronique ?<o:p></o:p>

    Il acquiesça. Ils roulèrent encore un moment avant d’atteindre Montparnasse. C’était là qu’habitaient leurs amis, dans une rue pavée dont l’accès était fermé par une grille. Agnès était heureuse. Fière aussi qu’il ait arrêté de fumer pour elle. C’était un geste d’amour, et cela la touchait. A un moment ils furent bloqués dans un embouteillage. Agnès avait baissé la vitre. Mais soudain, elle cria :<o:p></o:p>

    -         Ah, mais je comprends tout !  Fais demi-tour, je ne veux plus aller chez Serge et Véronique !  Ah c’est pour ça que tu arrêtes de fumer ! Tu te fous vraiment de ma gueule !... Moi qui croyais que tu le faisais par amour pour moi !....<o:p></o:p>

    -         Mais…ma chérie, balbutia-t-il… je te jure !... <o:p></o:p>

    -         Et tu jures, en plus ! De beaux salauds, les hommes ! hurlait-elle. Tous des salauds !... Et toi le premier !<o:p></o:p>

    Et du doigt elle lui désigna la vitrine du marchand de journaux. La presse titrait en gros caractères, à la une :<o:p></o:p>

    « Plus de tabac dans les lieux publics à compter du premier janvier. La loi est votée. »<o:p></o:p>



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  • JE FUME DONC JE SUIS

    A la manière de Descartes

    Par Robert Lasnier

     

    La dernière et plus prochaine cause des passions fumeuses n’est autre que l’agitation dont les esprits tabagiques meuvent la petite glande qui est au milieu du cerveau. Je remarque, outre cela, que les cigarettes excitent en nous toutes sortes de passions par l’extrême diversité des fumées de nicotine qui se trouvent en elles, et que l’aspiration des goudrons qu’on fait par l’usage de la clope, dispose l’âme à des mouvements de nos esprits animaux que l’on nomme ordinairement accoutumance. Je ne ferai point ici le dénombrement parfait de tous les vices que met en notre corps et en notre esprit l’usage funeste de l’herbe à Nicot. Lorsque la rencontre d’une cigarette nouvelle nous surprend, nous la jugeons être nouvelle et fort différente de la cigarette que nous étions accoutumés de fumer, par cela simplement que nous avons de l’admiration pour la première que nous connaissons, cependant que l’âcre vapeur de la seconde nous étonne en ce qu’elle n’était pas en notre conscience précédemment, encore inconnue de nos sens qui ne l’avaient point éprouvée. Et son goût ne nous semble pas convenable en notre bouche, car nous sommes tout marqués par l’admiration que notre cœur ressent pour celle à laquelle nous sommes accoutumés déjà. Cette admiration nous cache dès lors  tout le mal qui nous peut advenir des exhalaisons tabagiques. Le cancer, les tumeurs malignes, toux opiniâtres et autres pestes ne nous semblent pas des dangers haïssables, de par l’admiration qui nous l’occulte en raison de la fausseté de notre  jugement que la nicotine provoque. Du fait que le tabac nous semble bon et fait forte impression sur nos sens, nous en déduisons à tort qu’il est bénéfique à notre santé et à notre âme. J’y vois sécurité et assurance, en sorte que je m’écrie « Je fume donc je suis », tant est grande en moi cette évidence du suprême bien que me  procure le tabac par l’empreinte fausse qu’il fait en moi. Ce qui fut cause que je pensai qu’il fallait un autre discours sur la méthode pour cesser de fumer. Il m’apparut que j’aurais assez des quatre préceptes suivants pour y parvenir :<o:p></o:p>

    -         Le premier était de ne recevoir aucune cigarette pour bonne que je ne la connusse être évidemment sans tabac ni goudrons.<o:p></o:p>

    -         Le second, de diviser chaque cigarette en autant de petits mégots qui fussent plus aisés à jeter en des cendriers.<o:p></o:p>

    -         Le troisième était de légiférer, en sorte qu’il ne fût plus permis d’empoisonner l’air des lieux publics par les exhalaisons et les miasmes du tabac.<o:p></o:p>

    -         Le dernier était de faire partout des dénombrements si entiers et si parfaits des fumeurs, que je fusse assuré de n’en omettre aucun.  Et enfin, de mettre ces fumeurs en état de payer les plus lourdes amendes, en sorte que nul jamais ne puisse plus faire entendre cette maxime haïssable : «  Je fume donc je suis. »


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  • UNE FEMME LIBRE, ENFIN<o:p></o:p>

    A la manière de Christine Angot<o:p></o:p>

    Par Robert Lasnier<o:p></o:p>

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    J’ai été fumeuse pendant trois ans. Plus exactement j’ai cru que j’étais condamnée à fumer. L’accoutumance, il paraît. On commence et on croit qu’on va pouvoir s’arrêter. Quand on veut. La liberté. Décider de soi, de sa vie de femme, de sa fumée. Mais non. On se met à tousser. Retousser. Puis la fumée sort de partout, trop souvent. Trop partout. J’ai constaté que je n’avais plus mes règles. J’ai allumé une Winston : mon vagin s’est mis à fumer. Too much. Je ne pouvais pas accepter de m’encrasser. Pas là. Ou le gynéco exigerait un ramonage. Fallait en avoir le cœur net. Le test s’était avéré positif. Poumons encrassés. D’emblée. A  peine quelques jours, j’étais attachée. Pour toujours. J’ai cru. J’avais  seize ans. Mon père quarante. Il me disait que j’étais belle. Souvent. De plus en plus souvent. C’est lui qui me l’a mise en bouche. Un soir en s’approchant sans dire un mot. Entre mes lèvres un long tuyau. Long et dur. Un tuyau tout droit. Tout chaud aussi. C’était  sa pipe ! C’était la première fois qu’il me la montrait. Il répétait : « Et des comme ça, t’en as vu, dis, des comme ça ? ». Bien sûr que non. J’en avais jamais vu, j’étais trop jeune. Il le savait pourtant, mon père. J’avais jamais fumé avant.  A peine avais-je aspiré trois fois, que le jus est venu : un liquide amer et brun, plein de tabac. M’a giclé entre les dents. Comme si je chiquais. Le dégoût m’a pris. Un dégoût profond. Comme mon vagin. J’ai vomi. Revomi. J’ai dit je ne veux plus ça, mais mon père a ri. J’ai continué. Je voulais pas lui faire de peine. Déjà que ma mère était partie. Il avait pas supporté. Je me suis mise à fumer. Encore la pipe. Je le faisais souvent. Tous les jours. Un soir mon père m’a dit avale. Son regard était terrible. J’ai avalé, c’était tout blanc… La fumée de sa pipe. Un drôle de goût, j’ai pas pu avaler. J’ai recraché. Le lendemain j’ai rencontré Marc. Je ne lui ai pas parlé de ça. On est allés tous les deux au café. Il a commandé un Seven-Up. Moi un Coca light. C’est bon, le Coca, ça enlève le goût de la pipe. Après on est allés au cinéma. Voir un film, Soleil Vert. Une histoire de fiction : des vieux euthanasiés. Transformés en savonnettes. Ou en tablettes déshydratées : de la nourriture pour les vivants. Me rappelle plus bien au juste. Marc m’a embrassée. Pas un mot pendant l’entracte. Etrange. Ou peut-être normal, on ne peut pas toujours savoir. Je sais pas s’il a senti dans ma bouche la pipe de mon père. Peut-être. Ou pas. Quand le film a commencé, il m’a demandé de sucer. Un esquimau. Ca coulait sur les côtés. Il fumait pas, Marc, il suçait des esquimaux. J’étais intelligente. Enfin souvent. Mais là, je me retrouvais prisonnière. Entre mon père et Marc. Comment faire ? Choisir ? Comment ? Entre la pipe et l’esquimau, fallait que je me décide. Avaler ou sucer. Dilemme. De toute façon, pas possible de mettre les deux dans ma bouche. C’est la pipe ou l’esquimau. J’ai abandonné les deux. Et fumé des cigarettes. Le bonheur. Plus la peine de m’acheter un godemiché pour connaître des vertiges, j’ai le tabac. Je regarde par la fenêtre. J’aperçois le jardin, les lauriers, le magnolia. Je fume, je fume. Claude est arrivé. Il me dit ne fais pas semblant de fumer. Repose-toi. Je réponds que je suis crevée. Je fume trop, tu as raison. Poumons encrassés. Essoufflée. Mais je continue. J’appelle Claude : « Garçon : l’addiction ! ». Moi si intelligente, je deviens conne. J’ai changé de cigarettes. D’abord des Marlboro. Comme tout le monde. Puis des Anfa mentholées. Là j’ai joui. Extase tabagique. Rejoui avec des Players Medium Navy Cut. Où il y a de la gêne y a pas de plaisir, disait mon père. Orgasme nicotinique. Claude est médecin. Il m’a prescrit une rééducation respiratoire. Je tousse beaucoup. Le matin. Surtout. Je continue de fumer. Cigarettes, cigares, pipe. Tout. Toux… C’est mon père qui m’a appris la nouvelle. Finie la cigarette. Interdit le tabac. Au premier janvier. Plus rien. J’ai pleuré, ça coulait. Comme des sécrétions vaginales. J’étais en plein délire tabagique. Ça a duré tout l’après-midi. Marc a téléphoné. M’a demandé si j’avais envie de sucer. Un esquimau encore. J’ai dit non mais le cinéma si tu veux. Faire bonne figure devant Marc. Ne pas craquer. Ne plus fumer. J’avais décidé : plus jamais. On y est allés. Le film c’était Obélix et Clitorix. J’ai joui dans le noir. Sans la pipe de mon père. Sans sucer. Sans tabac. Une femme libre. Enfin.<o:p></o:p>


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  • L’ARRACHE-CLOPE<o:p></o:p>

    à la manière de Boris VIAN<o:p></o:p>

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    par Robert LASNIER<o:p></o:p>

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    On était arrivé à une trifurcation. C’est là qu’était la maison de Colin. Les murs d’un beau bleu caramel étaient aussi verts que de la cannelle pointue, ce qui faisait joli visuellement, et ils sentaient la framboise écrasée, ce qui était du meilleur effet olfactif. Chloé aimait bien la framboise écrasée, alors elle venait souvent chez Colin. Un peu pour Colin et pour la maison, mais aussi parce que Colin avait un pick-up pour écouter des disques de jazz. Et surtout il avait un extraordinaire piano à tabac. Chloé s’était installée dans le salon. Elle toussa un peu. C’était une vaste pièce. Elle n’était pas basse de plafond. Mais comme elle était haute de plancher, ça revenait au même. Les murs, rectilignes au premier coup d’œil, se brisaient soudain brutalement à chaque angle de la pièce, formant alors un angle droit. C’était tout à fait curieux. Sur des étagères, des bocaux contenaient des embryons dénaturés qui flottaient dans de l’alcool qui l’était également. Les bébés avaient été victimes du tabagisme passif, dans le ventre de leur mère. On avait avorté ces mères criminelles. Les embryons avaient été placés dans des bocaux, en verre fumé naturellement. Le corps des mères indignes avait été envoyé chez l’équarisseur. Chloé aimait cette ambiance douce et feutrée.<o:p></o:p>

    -         J’ai envie de fumer, je peux ? demanda-telle<o:p></o:p>

    -         Tu veux voir mon piano à fumée ? Il est au point maintenant. J’ai fini hier tous les réglages.<o:p></o:p>

    -         Comment ça marche ?<o:p></o:p>

    -         Eh bien tu n’as plus besoin de cigarettes. Il suffit de jouer. Regarde : la pédale forte c’est pour les cigares, la pédale douce c’est pour les allumettes. Le Do c’est pour les Marlboro. Le Ré pour les Gauloises… Le Si bémol est plus difficile à jouer, c’est pour les mélomanes et pour ceux qui fument des Muratti à  bout doré.<o:p></o:p>

    -         Et il y a beaucoup de mélomanes qui fument des Muratti à bout doré, demanda Chloé ?<o:p></o:p>

    -         Il y en a très peu, ma chérie. C’est statistique. Et comme aucun n’est jamais venu ici, le si bémol a rouillé. La touche est coincée.<o:p></o:p>

    Colin se mit à jouer et une épaisse fumée envahit la pièce. Chloé respira à fond, inhalant un mélange suave et mou de tous les tabacs possibles dont les volutes emplissaient complètement le salon d’une épaisse brume. Sous l’effet de la fumée qui se déversait du piano, les angles de la pièce se détendirent, s’arrondirent, et le salon devint circulaire. Chloé toussa.  Immédiatement le docteur entra. <o:p></o:p>

    -         Vous me dérangez, dit-il, j’étais en train de construire un sanatorium en modèle réduit.<o:p></o:p>

    -         Mais je ne vous ai pas appelé, docteur, fit Colin<o:p></o:p>

    -         Possible, mais j’ai entendu une toux, une toux de femme. Et le médecin, contrairement au joueur de belote, a le droit de couper la toux. Où est la malade ?<o:p></o:p>

    -         Mais Chloé n’est pas malade !<o:p></o:p>

    -         Elle va l’être, dit le docteur. Je suis médecin, vous savez… Aucun bien-portant ne me résiste longtemps… Il y a chez vous une fumée à couper au couteau, on n’y voit rien, il faut d’abord que je la découpe.<o:p></o:p>

    -         Voici mon opinel, dit obligeamment Colin.<o:p></o:p>

    -         Inutile, dit le docteur, j’ai mon scalpel.<o:p></o:p>

    Après avoir longuement incisé la fumée, qui maintenant béait, le docteur ausculta Chloé. Toussez, dit-il. Chloé toussa, toussa encore.<o:p></o:p>

    -         Mais enfin, cessez de tousser, cria le docteur, j’ai pas que ça à faire, moi, ça m’empêche d’écouter…<o:p></o:p>

    -         Je ne peux pas m’arrêter, dit Chloé.<o:p></o:p>

    -         Cesse de tousser, Chloé, le docteur te le demande, dit doucement Colin. Chloé aimait Colin, alors elle cessa de tousser. Le docteur ôta son stéthoscope, l’air pensif. Il toussa.<o:p></o:p>

    -         Vous êtes malade aussi ? demanda Colin.<o:p></o:p>

    -         Non, pourquoi ?<o:p></o:p>

    -         Vous toussez !<o:p></o:p>

    -         Et alors, vous êtes médecin ?<o:p></o:p>

    -         Non, c’est vous le docteur, concéda Colin, vous avez raison, excusez-moi, je ne  recommencerai plus… Et pour Chloé ?<o:p></o:p>

    -         Pour Chloé, dit le docteur, il est trop tard, elle a un nénuphar dans les poumons, enraciné au plus profond de la chair, agrippé sur ses bronches… Ce sera 22 euros pour la consultation, plus 15 pour le dérangement, car vous m’avez interrompu dans mon modèle réduit je vous le rappelle.<o:p></o:p>

    -         Vous ne lui faites pas d’ordonnance ? demanda Colin.<o:p></o:p>

    -         Pour l’ordonnance, ce sera encore 20 euros de plus, l’encre a beaucoup augmenté cette année à cause du dollar et de ce qui s’est passé à la Société Générale… Colin acquiesça. Le docteur écrivit, puis tendit la feuille.<o:p></o:p>

    Colin lut : Trop tard pour le sanatorium. Une chimiothérapie coûterait trop cher et ne servirait à rien. La malade est bonne pour le funerarium, puis le crematorium.<o:p></o:p>

    -         Si vous voulez, ajouta le docteur, je suis musicien à mes heures et je peux venir jouer de l’harmonium pendant les obsèques…Et ça complète la rime en une trilogie parfaite : funerarium, crematorium, harmonium… Je vous ferai un prix.<o:p></o:p>

    -         C’est triste, murmura Colin…<o:p></o:p>

    -         Pourquoi triste ? dit le docteur, c’est la vie !<o:p></o:p>

    -         Non, c’est la mort, rectifia Colin.<o:p></o:p>

    -         C’est pareil, dit le docteur, l’une ne va pas sans l’autre voyons ! Je suis payé pour le savoir !<o:p></o:p>

    -         Et même bien payé, soupira Colin en tendant ses billets. Le docteur les empocha et sortit. Le silence était retombé sur le salon. Le poste de radio annonçait : « Une loi interdira prochainement de fumer à tout le monde, partout »… Trop tard, c’était trop tard pour Chloé. Les murs de la pièce avaient soudain rétréci, le plafond s’était abaissé, le plancher avait remonté, le salon, allongé et étroit, ressemblait à un cercueil. Une ombre noire avait envahi le salon.<o:p></o:p>

    -         Allonge-toi, ma chérie, dit Colin, ce sera bientôt fini. Tu ne tousseras plus, plus jamais.<o:p></o:p>

    Et il appela l’équarisseur.<o:p></o:p>

     <o:p></o:p>


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