• LA BRUYERE

    L’HOMME QUI FUME

     

    A la manière de La Bruyère (Les Caractères)

     

    Par Robert Lasnier

     

    Criton est homme qui se veut gentilhomme et le montre volontiers aux tables où il s’invite, et il n’est point sot quoi qu’on en dise dans les salons où l’on se pique de mots d’esprit entre gens de bonne compagnie et d’un agréable commerce. Mais c’est bien pis : il est fumeur. Et s’il dérange, ce n’est point tant qu’il fume, c’est qu’il enfume. Allant et venant avec une suffisance coutumière, de laquelle il n’est point même conscient, il n’a nulle vergogne devant ceux qu’il côtoie, et souffle sa fumée au nez de ses semblables, sans s’enquérir le moins du monde de la gêne qu’il occasionne, car il est sûr de son bon droit, au point de ne guère s’embarrasser jamais s’il inquiète les autres par la combustion de l’herbe à Nicot qu’il affectionne.  A toutes les heures du jour, et parfois même aussi dans le cours des nuits si j’en crois ce que l’on m’a rapporté, il prend une cigarette dans un étui d’argent qu’il sort avec élégance des plis de son habit de gentilhomme, y boute le feu avec affectation, puis il aspire longuement, il souffle, lance alentour une âcre fumée dont parfois il se plaît à faire des ronds. L’air en est empoisonné dès lors, en toutes saisons qu’il fait et en tous lieux qu’il habite de sa présence. En sorte qu’il apparaît qu’il ne soit capable en l’existence d’aucune chose autre que de pétuner. La constance de ses exhalaisons fumeuses et telle qu’il semble que rien ne le puisse détourner de son vice. Vous l’entendez dès le matin tousser en s’étouffant, vous le voyez ne pouvant s’empêcher de cracher en tous lieux, et même devant de gentes dames, sans l’embarras de la politesse ni les délicatesses de la galanterie, tandis que des taches jaunes se voient à ses doigts et sur ses ongles. De tout le jour, empli d’une vanité impétueuse, il montre à tous qu’il possède tout le langage de l’herbe à Nicot, qu’il connaît les marques et toutes les formes du tabac, s’enivrant du blond très fin de Virginie comme du caporal ordinaire, ce gros gris dont il fait également grand usage. Il nomme tous les cigares de La Havane autant que s’il eût été un sauvage de l’île de Cuba et connaît le tabac d’Orient mieux que le Grand Turc n’en ferait discours. En sorte que pour respirer à son aise et préserver son souffle vital, on rêve de séjourner en un lieu où il n’est point accoutumé d’aller. Mais on ne peut aisément échapper à l’emprise de sa fumée, car Criton fumaille autant dans les salons du Prince que dans l’échoppe de la poissonnière. Il ne craint pas le ridicule et tient pour d’essence supérieure les seuls fumeurs, jetant au mépris et tournant en dérision et moquerie ceux qui, en prudence, s’abstiennent de fumer. La pipe d’écume lui est familière et il semble y tenir comme au plus précieux de ses biens. Ce fat a le verbe haut et il écarte promptement du geste et de la voix la plus petite plainte qu’ose faire entendre un enfumé de son entourage, car, comme beaucoup font, hélas, chez les fumeurs, il exige de ses hôtes la tolérance, et leur impose son impudence.  Cet homme illustre n’a cure de son ignorance de pédant et se veut le talent suprême d’avoir porté le goût du tabac à son point le plus élevé. Il ne sait rien du monde  et des astres qui nous gouvernent, ne dit mot de la philosophie des Grecs, n’a jamais lu Apulée ni Plutarque en la Vie des Hommes Illustres, mais ce cuistre se pique de faire les plus belles volutes de fumée qu’on vit jamais dans les salons où il va. Il en tire une vaine gloire qui suffit à son bonheur. Et même dans les joies intimes du déduit amoureux il ne manque jamais d’exiger une pipe ! Pourtant cet homme est faible. Lui qui gouverne tout le jour  ses gens, obséquieux et serviles au moindre de ses ordres, cet homme-là, qui commande à vingt laquais, obéit à un paquet ! Et quand le tabac, par quelque circonstance qu’il n’avait point prévue, vient à lui défaillir, il n’est point éloigné de croire, en dépit de Galilée, que la terre s’arrête de tourner.  Criton se persuade par maints artifices que le tabac  sied aux gens de bien. En sa  fureur tabagique, il ne voit point qu’il finira lui aussi en fumée comme chaque cigarette et comme chaque homme en ce monde où tout n’est que cendres. Mais n’allez pas tenter de l’en persuader, vous ne sauriez y parvenir : Criton n’entend rien, n’écoute point, tant il est vrai que son existence ne semble faite que pour deux choses, qui sont de fumer et d’enfumer. Si Criton lisait les gazettes, il aurait du moins appris qu’il ne sera plus permis de pétuner en tous les lieux publics, car ainsi en a décidé le Prince, au premier jour de janvier. Gageons pourtant que Criton trouvera le moyen de satisfaire encore à son caprice : il chiquera !...


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