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    Non, je ne ferai pas la critique des vingt tomes de la « saga » des « Rougon Macquart », et j’évoquerai seulement deux titres : le premier et le dernier.
    Le premier tome s’intitule La Fortune des Rougon. Zola l’a écrit en 1869, et le roman est publié en octobre 1871, après avoir été publié en feuilleton dans le journal Le Siècle à partir de juin 1870. . Dans la préface de son premier roman, Zola explique :
    « Je veux expliquer comment une famille se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur. » Ainsi l’histoire des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire » débute avec La Fortune des Rougon, où l’on voit s’édifier la richesse de la branche « noble » de la famille, les Rougon. Tout au long des vingt romans de la saga, on verra ainsi vivre les deux branches de la famille, les Rougon, les riches pourris par l’argent, et les Macquart, les pauvres pourris par l’alcool »… Le dernier tome de la série est Le Docteur Pascal, que Zola achève en 1893, un quart de siècle après la parution du premier volume !... J’espère que vous mettrez moins longtemps à les lire que Zola n’en a mis à les écrire !... Car il faut lire Zola. Non pas tant pour les thèses politiques ou scientifiques qu’il expose, mais comme un véritable documentaire sur la vie dans la deuxième moitié du 19è siècle, dans diverses couches de la société. Et puis il faut lire Zola aussi pour l’écriture, la qualité du style… Voici, pour tenter de vous mettre en appétit,  quelle fut la vie de l’auteur, Emile Zola :
    Né le 2 avril 1840, à Paris, 10 rue Saint-Joseph, entre le Sentier et la rue Montmartre. Il est baptisé le 30 avril, et vacciné le 16 mai.
    Il est le fils de François Zola, ingénieur, et d’Emilie Aubert, qui a 25 ans de moins que son mari.
     
    A trois ans, Emile Zola suit ses parents qui s’installent à Aix.
    A cinq ans, le petit Emile Zola est victime d’attouchements de la part de Mustapha, douze ans, domestique arabe de ses parents. Le fait a été consigné par un rapport de police du 4 avril 1845.
    Le jeune Emile Zola avait un défaut de prononciation, prononçant les s comme les t, « cochon » devenant quelque chose entre cotton et cosson…
    De sept ans à douze ans, il fréquente la pension Notre-Dame, avant d’être inscrit au collège d’Aix. Emile Zola, assez sauvage, et relativement pauvre, est le quolibet des riches enfants de la bourgeoisie locale. En outre il est en retard scolaire : en classe de septième ( CM2) à douze ans. Attaqué par ses condisciples, Zola est défendu un jour par un « grand » Paul Cézanne. Ils deviennent amis Une amitié qui durera longtemps, pour se briser finalement, bien plus tard, lorsque Zola, devenu écrivain, publiera « L’œuvre », histoire d’un peintre dans lequel Cézanne se reconnaîtra, en mal. Il ne le pardonnera jamais à Emile…
    A neuf ans, avant d’entrer à l’église avec les élèves du pensionnat Notre-Dame, il laisse tomber un billet devant une gamine… Elle avait un chapeau rose. Cet amour de jeunesse se borna à une correspondance sans vices, laissa des traces dans Emile Zola ; on retrouvera la « fille au chapeau rose » dans de nombreux personnages de ses romans : Miette, Ninon, Angélique, toutes porteront la trace du « chapeau rose », empreinte indélébile du vert paradis des amours enfantines.
    Après ses débuts scolaires difficiles, Emile Zola se transforme brutalement. En août 1853, il remporte le premier accessit pour le prix d’excellence, le deuxième prix en thème, le premier prix en version latine, le premier prix en histoireet géographie, le premier prix en récitation classique.
    Fin 1854, Emile Zola obtient une bourse.
    Avec son ami Cézanne, ils ne fréquentent pas les cafés, mais courent la campagne, la nature, le plein air.
    En février 1858, Emile Zola débarque à Paris, et s’inscrit au lycée Saint-Louis, en qualité d’externe surveillé. Il habite alors 63 rue Monsieur-le-Prince. Emile Zola y connaît la solitude, l’angoisse, le désarroi. La timidité le coupe des femmes.
    En 1859, admissible au baccalauréat après l’écrit, il est recalé à l’oral, avec un zéro éliminatoire en français, sur La Fontaine.
    Il demeure chez sa mère au 241 rue Saint- Jacques à Paris.
    Zola doit travailler, un emploi de bureau, aux Docks Napoléon, rue de la Douane, à la place du château d’eau (de nos jours place de la république). Il gagne soixante francs par mois. Il n’a pas une haute idée de lui-même ; il écrit :
    «  S’il n’y avait pas ma mère, je me ferais soldat. Sous l’uniforme, un remplaçant vaut de 1500 à 2000 francs ! Qu’est-ce que je mérite de plus ?  Je doute de tout, de moi-même le premier. Il est des journées où je me crois sans intelligence, où je me demande ce que je vaux pour avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n’ai pas achevé mes études, je ne sais même pas perler en bon français : j’ignore tout. »…
    En 1860, il ne retourne plus aux Docks. Il habite 35 rue Saint-Victor ; très pauvre, il en est réduit à manger des arlequins  (compositions alimentaires réalisées avec les restes délaissés par les convives dans les restaurants).
    En 1861, il habite 11 rue Soufflot, puis, la même année, au 21 rue Neuve-Saint-Etienne-du-Mont. A partir de 1864 ? il habitera des quartiers plus riants : 142 boulevard Montparnasse, rue de Vaugirard, avenue de Clichy. Mais la misère augmente : il en est réduit à piéger des moineaux pour les faire rôtir… En décembre 1861, un ami de son père, M. Boudet, membre de l’académie de médecine, intervient pour le faire entrer chez Hachette, où il ficelle des colis de livres… Mais là, il côtoie des écrivains : Taine, Renan, Littré, Barbey d’Aurevilly… Trois ans plus tard, Zola est chef de service, mais il donne aussi des articles au Petit Journal, ainsi qu’au Salut Public de Lyon. Il gagne entre 400 et 500 francs par mois. Il travaille à la rédaction de La Confession de Claude. Œuvre largement autobiographique, où Zola parle finalement de sa découverte de la sexualité avec Berthe, une fille publique de son taudis de la rue Soufflot et de l’impossible rédemption du vice, Claude ne parvenant pas à sauver Laurence de sa condition de prostituée… En 1865, Zola démissionne de chez Hachette, et sollicite un emploi auprès de Hyppolyte de Villemessant, fondateur du Figaro en 1854. Il écrit une lettre hardie :
    «  Je désire réussir au plus tôt. Dans ma hâte, j’ai songé à votre journal, comme à la feuille qui peut procurer la notoriété la plus rapide. Je vais donc à vous franchement. Je vous envoie quelques pages de prose et je vous demande en toute naïveté : cela vous convient-il ? Je suis jeune et, je l’avoue, j’ai foi en moi. Je sais que vous aimez à essayer les gens, à inventer des rédacteurs nouveaux. Essayez-moi, inventez-moi. Vous aurez toujours la fleur du panier. » De Villemessant, qui vient de racheter  l’Evénement, l’embauche. Zola va y tenir une chronique littéraire, avec une critique des extraits des œuvres nouvelles. Au journal, Zola rencontre Jules Vallès et Alphonse Daudet. Zola fait aussi œuvre de critique en peinture, mais devant les protestations de nombreux artistes, de Vlemessant se voit contraint de lui retirer sa chronique. Zola s’incline et écrit son dernier article : «  Adieux d’un critique d’art »  dans lequel on peut lire :
    « J’ai défendu M. Manet, comme je défendrai dans ma vie toute individualité franche qui sera attaquée. Je serai toujours du parti des vaincus. Il y a une lutte évidente entre les tempéraments indomptables et la foule. Je suis pour les tempéraments et j’attaque la foule. » Zola publie un feuilleton, Le Vœu d’une Morte. En 1866 il se lie avec Gabrielle- Alexandrine, une femme plus âgée que lui, lingère de son état. En 1867, il publie son premier chef d’œuvre : Thérèse Raquin.
    C’est à cette époque qu’il conçoit l’idée d’écrire une vaste fresque, l’histoire d’une famille sous le Second Empire, en dix volumes… Il s’en ouvre aux frères Goncourt. Il précise son projet :
    «  La famille dont je conterai l’histoire représentera le vaste soulèvement démocratique de notre temps ; partie du peuple, elle montera aux classes cultivées, aux premiers postes de l’Etat, à l’infamie comme au talent. Cet assaut des hauteurs de la société par ceux qu’on appelait au siècle dernier les gens de rien, est une des grandes évolutions de notre âge… »
    Par ailleurs Zola s’inspirera pour son œuvre des travaux de son époque sur l’hérédité, tout en cherchant des voies encore inexplorées. Il note par exemple qu’il n’y a pas d’ouvriers dans l’œuvre de Balzac…
    Le 31 mai 1870, Zola le chaste épouse Gabrielle-Alexandrine. Elle aime Zola, mais surtout, elle est ambitieuse, et elle vit avec lui le passage de la condition ouvrière à  la bourgeoisie. Elle tiendra sa maison, et le déchargera de tous les soins domestiques. Zola vient d’écrire La Fortune des Rougon, qui est d’abord publié en feuilleton. En septembre 1871 paraît La Curée, publié également en feuilleton, dans La Cloche. Les plaintes pleuvent, et la publication en feuilleton dot être interrompue. Qu’importe ! Zola désormais monte inexorablement dans le succès, en dépit des critiques…
    En 1878, Zola achète une petite maison à Médan. Fort de ses succès littéraires, il l’agrandit. D’abord il fait construire une tour, avec les droits de « Nana », et qui s’appelle tout naturellement la « tour Nana ». De même, un peu plus tard, il fait édifier une deuxième tour, la « tour Germinal », en même temps qu’il achète de nombreux terrains pour agrandir le jardinet d’origine et en faire un parc. Il achète même une île sur la Seine, en face de sa propriété. Zola est maintenant un écrivain en vue. Le « Maître » a ses disciples, de jeunes écrivains qui constituent le Groupe de Médan, ensemble d’écrivains de l’école naturaliste : Paul Alexis, Guy de Maupassant, Marius Roux, Henry Céard, Hennique, Huysmans. En 1880, sous l’égide de Zola, les membres du groupe rédigent chacun une nouvelle, sur le thème de la guerre de 1870. Le recueil est publié sous le titre « Les Soirées de Médan », Zola assurant par sa notoriété la vente de l’ouvrage. Mais c’est Guy de Maupassant qui triomphe alors, soudainement révélé au public par sa nouvelle «  Boule-de-Suif » qui le propulse immédiatement vers un succès qu’il n’avait jamais connu et qui ne le quittera plus. Hélas, Flaubert, le maître de Maupassant, ne fut pas le témoin de cette gloire soudaine : il venait de mourir… Zola poursuit la rédaction des Rougon-Macquart, inlassablement, et chaque titre apporte son lot de critiques mais aussi sa moisson de succès. Soudain, une explosion se produit dans la vie de Zola : il vient de rencontrer, dans sa maison de Médan, une jeune fille de vingt ans. Elle vient d’être embauchée comme lingère, elle s’appelle Jeanne Rozerot, née le 14 avril 1867. C’est un éblouissement. Zola voit en elle la jeune fille qu’il a toujours rêvée… Une idylle se noue. Elle, toute jeune et sans gloire, est très stupéfaite et charmée que le maître puisse s’intéresser à elle, « insignifiante dans la foule anonyme ». Lui, homme vieillissant de 48 ans et de près de 95 kilos alors, éberlué qu’une belle fille de vingt ans n’eût pas de dégoût pour le moine laïque et empâté de 27 ans de plus qu’elle…
    «  Et c’était monstrueux, mais c’était bien vrai, j’avais faim de tout cela, une faim dévorante de cette jeunesse, de cette fleur de chair si pure et qui sentait bon. »
    A l’automne 1888, Zola installe Jeanne au 66 rue saint-Lazare, qui donne aussi 2 bis rue Blanche, à l’angle de la place de la Trinité, au quatrième étage. Zola est transformé, rajeuni ; il passe de 95 à 75 kg. Il cache sa liaison, tout en éprouvant de terrible remords vis-à-vis de sa femme. En 1891, une lettre anonyme apprend à Mme Zola son infortune. Elle apprend du même coup, elle qui n’avait pas eu d’enfant, que son mari a eu de Jeanne une fille, Denise, née en septembre 1889. C’est une explosion de jalousie, et madame Zola se rend rue Saint-Lazare, brise un secrétaire, détruit toutes les lettres qu’elle y trouve… Il ne nous reste plus rien pratiquement sur la genèse de cet amour de Zola pour Jeanne. Pourtant Alexandrine se calme peu à peu…Elle pousse Zola à s’installer dans un appartement plus grand, au 21 bis rue de Bruxelles. Elle décore l’appartement avec frénésie, en y accumulant des objets épars… En septembre 1891, tandis que Zola voyage avec sa femme à Biarritz, une annonce publiée par Céard dans Le Figaro dit : « Faisan bien arrivé. » Zola apprend, par ce code convenu avec son ami Céard, qu’il vient d’être papa à nouveau : Jeanne lui a donné un petit Jacques…
    Il faut noter ici une chose : Madame Zola, d’abord furieuse jusqu’à l’hystérie s’est peu à peu apaisée. Elle qui n’a pas eu d’enfant, se prend à aimer vraiment les enfants nés de son mari et de Jeanne. Elle va continuer de jouer auprès de son mari son rôle d’épouse officielle, secondant et accompagnant son époux dans toutes ses fonctions officielles. Elle va également se réconcilier plus tard avec Jeanne Rozerot, et après la mort d’Emile Zola, elle fera tout pour que les enfants de Jeanne portent le nom d’Emile Zola…
    Sur le plan de l’écriture, il faut noter une chose intéressante : à partir du moment où Zola connaît Jeanne, son écriture va s’adoucir, ou plus exactement, devenir beaucoup moins érotique ou évocatrice… Zola n’a plus besoin de l’écriture comme exutoire à ses désirs inassouvis… Zola achève sa saga des Rougon-Maquart par Le Docteur Pascal, où il décrit à l’évidence son amour pour Jeanne, lui-même s’identifiant au Docteur Pascal…
    On ne peut évoquer Zola sans parler aussi de l’affaire Dreyfus, et de la lettre fameuse «  J’accuse », rédigée par Zola, adressée au Président de la République et publiée dans l’Aurore le 13 janvier 1898. Zola va dès lors s’impliquer totalement dans cette affaire, en vue de réhabiliter Dreyfus, ce capitaine juif et français accusé d’espionnage en 1894 et envoyé au bagne en….
    En fait, il faut reconnaître que Zola ne s’est pas impliqué de bonne heure dans l’affaire Dreyfus. La vérité oblige à dire qu’en 1894, il était très impliqué dans l’écriture. Après les Rougon-Macquart il s’était lancé dans la trilogie des Trois Villes : Lourdes, Rome, Paris, qui l’avait conduit à voyager, à Lourdes bien sûr, et à Rome évidemment… En sorte que le procès puis la condamnation de Dreyfus s’étaient déroulés sans son intervention. Et quand Zola décide de s’impliquer, c’est au moment où il a terminé Les Trois Villes. D’ailleurs, Zola en convient honnêtement : « Si j’avais été dans un livre, je ne sais ce que j’aurais fait. »…
    Le dimanche 28 septembre 1902, Zola et sa femme Alexandrine arrivent dans leur appartement parisien du 21 bis rue de Bruxelles. Il fait froid. Ils font du feu. Vers trois heures du matin, Mme Zola se leva, incommodée. Elle quitta la chambre, alla dans le cabinet de toilette, prise de vomissements. Puis elle retourna se coucher. Emile Zola se leva quelques instants plus tard, voulut ouvrir la fenêtre, mais tomba. Madame Zola voulut sonner le domestique mais perdit connaissance. On les retrouva le lendemain. Madame Zola fut ranimée, mais Emile Zola était mort. On conclut à une asphyxie accidentelle, mais dans le climat de haine de l’affaire Dreyfus, il est probable que Zola fut assassiné, la cheminée ayant été volontairement bouchée le soir du 28 septembre, puis débouchée au matin du 29 septembre 1902.
    Zola fut enterré au cimetière de Montmartre, le                    et c’est Anatole France qui prononça l’oraison funèbre.
     
    Après la mort de Zola, sa femme Alexandrine ne parviendra pas à vendre la maison de Médan, nul ne voulant acheter la maison de « celui qui a défendu le juif Dreyfus » !
     
    Alexandrine mourra en 1925.
     
    Jeanne Rozerot mourra accidentellement au cours d’une opération chirurgicale, le 22 mai 1914
     
    Annexes :
     
    Domicile de Zola et Alexandrine :
    21 bis rue de Bruxelles à Paris
     
    Domicile de Jeanne Rozerot :
     3 rue du Havre, 4è étage, donnant aussi 2 rue Blanche
     
    à Verneuil sur Seine :
    Rue de Bazincourt
     
    Adresses de Zola Paris :
    -        10 rue Saint-Joseph ( Naissance le 2 avril 1840)
    -        241 rue Saint-Jacques ( 1859)
    -        35 rue Saint-Victor (1860)
    -        11 rue Soufflot (1861). C’est là qu’il connut Berthe, une prostituée qui fut son premier contact féminin, et qui lui inspira « La Confession de Claude ».
    -        21 rue Neuve Saint Etienne du Mont (1861)
    -        21 bis rue de Bruxelles (où il mourut asphyxié le 29 septembre 1902)
    -        3 rue du Havre : appartement de sa compagne Jeanne Rozereau
     
    et bien sûr, la maison de Médan, de 1878 à 1902…
    Alors, on est arrivé au bout ? C’est bien, le plus dur est fait !... Y a plus qu’à lire Zola, maintenant, en commençant par le premier tome (ça vaut mieux mais c’est pas obligé !) : La Fortune des Rougon… Bonne lecture !
     

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    Pétrarque a un point commun avec Bossuet : plus personne ne le lit de nos jours ! Le poète et humaniste Pétrarque est né le 20 juillet 1304, il y a donc plus de 700 ans ! Il est mort le 18 juillet 1374 ; cela fait donc 630 ans… tout ça ne nous rajeunit pas ! Et c’est bien pour ça qu’on ne lit plus Pétrarque, et c’est un peu dommage. Car les poèmes de Pétrarque lui ont été inspirés par un amour impossible qui le rend proche de nous, par delà les siècles… C’est l’occasion de parler de sa vie et de son œuvre, en constatant l’étonnant paradoxe de Pétrarque au début du 21è siècle : il est fort peu lu mais en même temps il est considéré comme très grand, en particulier dans le domaine de la poésie amoureuse ; n’oublions pas que, environ deux siècles après sa mort, soit autour des années 1550, au 16è siècle donc, Pétrarque restera le grand inspirateur des poètes de La Pléiade ( Ronsard, du Bellay, Rémi Belleau, Jodelle, Daurat, Pontus de Tyard, Jean Antoine du Baïf), dans une poésie qui va chanter à la fois l’amour et la nature, tout en se nourrissant d’antiquité grecque et latine, à la façon justement de Pétrarque…
    D’ailleurs, il faut noter d’emblée que la gloire encore actuelle de Pétrarque, et sa renommée, ne tiennent finalement qu’à un seul recueil de poésie : le « Canzoniere » ( Le Chansonnier), sous titré « Rerum vulgarium fragmenta » ( Fragments de choses ordinaires ), dans lequel le poète chante son amour platonique, désespéré et passionné en même temps, pour la femme qu’il aime à la folie, Laure, et pour laquelle il a écrit plus de 300 sonnets, ainsi que d’autres poèmes… Autre point à noter aussi : Pétrarque, pour cette œuvre, écrit en langue vulgaire (en italien) et non en latin, langue officielle des érudits à l’époque, au Moyen-Âge…
     
     
    Vie de Pétrarque :
     
    Son père, « Ser Pettrarco » était un notaire florentin ; mais ce n’est pas un noble (« Ser » est l’équivalent de « monsieur », c’est une marque de respect, non un titre de noblesse)… Il faut savoir que l’Italie, à l’époque, est très loin d’avoir l’unité qui apparaît dans d’autres pays d’Europe ; la raison principale est qu’il existe une rivalité permanente, une concurrence effrénée que se livrent d’une part le pape et d’autre part l’empereur du Saint Empire Romain ; tout cela affaiblit considérablement l’Italie ; et tandis qu’émergent peu à peu de grandes nations : La France, L’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne,… l’Italie reste un ensemble de provinces très divisées, de villes farouchement opposées, qui s’érigent en Républiques, et où s’affrontent de grandes familles dans des luttes terribles et meurtrières… C’est souvent comme dans « Roméo et Juliette » : une fille est promise à tel seigneur, mais le mariage, finalement, ne se fait pas, pour des raisons diverses et souvent obscures, ou compliquées, ou conflictuelles, et il en résulte des haines torrides, qui se règlent à coups d’assassinats multiples, perpétrés souvent par des mercenaires que l’on embauche pour la circonstance… Ainsi, dans l’Italie du Moyen-Âge, s’affrontent de grandes familles : les Visconti, les Conti, les Orsini, les Colonna, les Frangipani ( que l’on retrouve dans le mot frangipane, c’est dire s’il y a à boire et à manger dans cet univers impitoyable, véritable « Dallas » à l’italienne à l’époque du Moyen-Âge !)
    Quoi qu’il en soit, il existe à cette époque en Italie, une rivalité politique très forte entre deux factions : les Gibelins (les blancs), partisans de l’empereur, et d’un pouvoir italien fort, et les Guelfes (les noirs), partisans de la suprématie du pape. Il faut savoir que le père de Pétrarque, partisan des blancs, vivait à Florence ; mais la ville ayant été prise par les Guelfes (les noirs), le père de Pétrarque fut accusé d’avoir falsifié un document légal. Pour cette raison, il fut exilé de Florence et se réfugia dans la petite ville d’Arezzo, dominée par les Gibelins (les blancs, partisans de l’empereur)
    C’est dans ce contexte que naît Francesco Petrarca, en 1304, à Arezzo, petite ville de Toscane.
    En 1311 (il a sept ans), il suit ses parents à Avignon, où ils ont été exilés par les guelfes noirs. Pétrarque fait ses études à Carpentras, où il apprend la grammaire et la rhétorique, et se nourrit de grec et de latin. Son père voudrait en faire un notaire comme lui, et Pétrarque suit à cet effet les cours de Droit de l’université de Montpellier. Il faut noter qu’à cette époque l’Université de Montpellier avait une haute réputation et dispensait probablement le meilleur enseignement supérieur, en particulier dans le domaine de la médecine, mais aussi dans le domaine du droit.
    Mais le droit ne l’intéresse pas trop, ni le métier de notaire ; un conflit en résulte avec son père. Et Pétrarque retourne à Bologne, où il poursuit cependant ses études juridiques. Il est de retour à Avignon en 1325, après la mort de sa mère puis de son père. L’héritage laissé par ce dernier lui permet de mener alors une vie légère et insouciante, on pourrait dire une vie de « dandy »… mais ce mot n’apparaît qu’au 19è siècle, on ne peut donc pas l’employer pour Pétrarque !…
    Insouciant, mais studieux, il fréquente, paradoxalement, les milieux aristocratiques et l’entourage du pape d’Avignon ; par ailleurs, grâce à l’amitié de la famille Colonna, il entre dans les ordres mineurs, pour faire une carrière en s’enrichissant de nombreux bénéfices ecclésiastiques. Il entreprend avec passion des recherches sur l’Antiquité, et il lit Virgile, son poète favori… C’est dans ce contexte qu’il va faire la rencontre qui va bouleverser sa vie et orienter définitivement son œuvre vers une poésie nouvelle : en effet, le 6 avril 1327 (Pétrarque a 24 ans), dans l’église Sainte Claire d’Avignon, il rencontre Laure ; elle a dix-sept ans ; Pétrarque en éprouve une passion soudaine, fulgurante, immédiate… Et c’est pour elle qu’il entreprend la rédaction de son ouvrage le plus célèbre : «  Canzoniere » (Le Chansonnier)
    … Il écrit :
     
    «  Ah bénis soient le jour, et le mois et l’année,
    La saison, le moment, l’heure et l’instant précis,
    Le beau pays, l’endroit où je fus pris
    Par les deux beaux yeux qui m’ont enchaîné. »
     
    Il écrit encore (sonnet 18):
    «  Quand je suis tout entier tourné devers le lieu
    Où de ma dame luit le beau visage,
    Et que dans mon esprit demeure la lumière
    Qui me brûle et détruit au dedans peu à peu,
     
    Moi qui crains que mon cœur de moi ne se sépare
    Et moi qui vois tout près la fin de ma lumière,
    Sans lumière m’en vais, semblable à un aveugle
    Qui ne sait où il va et qui cependant part.
     
    Ainsi, devant les assauts de la mort
    Je fuis ; mais non si promptement que mon désir
    Avec moi ne s’en vienne, comme il en a coutume.
     
    Silencieux je vais, car mes paroles mortes
    Feraient pleurer les gens, et moi j’ai pour désir
    Que solitairement mes larmes se répandent. »
     
    Malgré cet amour qui occupe chaque instant son esprit, Pétrarque se livre à de savantes études, il devient également, en 1330, le chapelain de la famille Colonna ; il voyage énormément à travers l’Europe. Il est demandé partout. Ami de Boccace, il étudie les textes anciens, en vue de concilier le christianisme et l’héritage antique. Il gagne très bien sa vie, grâce auxbénéfices ecclésiastiques qui tombent tout seuls dans l’escarcelle… Et plus tard d’ailleurs, il pourra acquérir une bibliothèque, ce qui est, à l’époque, un privilège rare : l’imprimerie n’a pas encore été inventée, et les ouvrages sont des manuscrits, dont le prix est très élevé. Il alterne ainsi des voyages, des études et des périodes de méditation solitaire, en pensant à Laure, pour laquelle, inlassablement, il écrit et enrichit son « Canzionere ». La poésie de Pétrarque, et particulièrement celle du « Canzionere », est marquée par une grande vérité amoureuse, avec cette particularité que le poète puise dans la nature des comparaisons entre la beauté des fleurs, des arbres, et la beauté de Laure :
     
     
    « Quelle Nymphe dans les fontaines,
     Quelle déesse dans les forêts déploya jamais
    A la brise une chevelure d’un or aussi fin ?
    Quel cœur réunit tant de vertus
    Bien que la plus grande de toutes
    Soit la cause de ma mort ?
    Il cherche en vain une beauté divine
    Celui qui ne vit jamais ses yeux
    Lorsque gracieusement elle les tourne…. »
     
    Pétrarque s’interroge sur les sentiments qu’il éprouve pour Laure… Et ce qui frappe dans son œuvre, c’est la façon au fond très moderne dont il parle du sentiment amoureux… Lisons le sonnet 132 :
     
    « Si ce n’est point l’amour, qu’est-ce donc que je sens ?
    Si c’est l’amour, par Dieu, quelle chose est-ce là ?
    Bonne, d’où vient l’effet d’âpreté et de mort ?
    Mauvaise, d’où me vient la douceur des tourments ?
     
    Si de plein gré je brûle, pourquoi ces pleurs, ces plaintes ?
    Si c’est contre mon gré, à quoi sert de me plaindre ?
    Ô mort vivante, ô mal délicieux,
    Comment, si n’y consens, sur moi un tel empire ?
     
    Si je suis consentant, à grand tort je me plains.
    Par des vents si contraires, sur une frêle barque
    Je me retrouve en haute mer, sans gouvernail
     
    Si légère en sagesse, si lourde d’errements
    Que je ne sais moi-même quelle est ma volonté
    Et brûlant en hiver, je tremble en plein été. »
     
     
    Il n’y aura rien entre eux, jamais, que cet amour platonique… et jamais elle n’aimera le poète, repoussant, inflexible, ses supplications… Au demeurant, Laure est mariée à un seigneur de Sade, lointain ancêtre du sulfureux Marquis de Sade !… Mais lui, amoureux, écrit sans désemparer, avec des accents proches de la nature qu’on retrouvera presque à l’identique chez du Bellay et Ronsard : ( sonnet 35)
     
    « …De sorte que je crois qu’aujourd’hui monts et plaines
    Et fleuves et forêts connaissent la nature
    De ma vie, qui demeure à autrui bien cachée »… 
    Pétrarque nourrira pour Laure, toute sa vie, un amour passionné, qui se muera en adoration et en amertume après la mort de Laure, comme nous le verrons un peu plus tard. Et toute la vie poétique de Pétrarque se résumera à ça : son amour impossible et fou pour Laure ; Laure dont pourtant on ne sait rien, sauf qu’elle était blonde avec des yeux noirs, et qu’elle était très belle…
    « Nulle paix je ne trouve, et je n'ai pas de guerre à faire :
    Je crains et j'espère ;
    je brûle et je suis de glace.
    Et je vole au plus haut des cieux, et je gis à terre ;
    Et je n'étreins nulle chose, et j'embrasse le monde entier.
    Qui me garde en prison la porte ne m'ouvre ni ne ferme,
    Ni ne me tient pour sien, ni ne défait les liens ;
    Amour ne me tue pas et ne m'ôte pas mes fers,
    Ne me veut pas vivant, et ne vient pas à mon secours.
    Je vois et n'ai point d'yeux, et sans langue je crie ;
    Et je désire périr, et demande de l'aide ;
    Et pour moi je n'ai que haine et pour autrui qu'amour …
    Je me repais de ma douleur, et en pleurant je ris ;
    Également m'insupportent vie et mort :
    En cet état je suis, Madame, pour vous. »
     
    Certains se sont demandé, devant une passion si grande et si exclusive, si Laure n’avait pas été tout simplement le fruit de l’imagination de Pétrarque ; en fait les recherches effectuées montrent que Laure a bien existé. Et Pétrarque l’a aimée d’un amour très pur, comme il le dit dans ses dialogues avec Saint-Augustin :
     
    «  Je t’appelle à témoin, ô Vérité, que je dis que rien de honteux, rien de grossier, rien de blâmable sinon l’excès, ne fut mêlé à mon amour. S’il était possible de faire voir avec les yeux de ma propre passion, comme on peut voir le visage de Laure, on verrait que l’une est pure et immaculée à l’égal de l’autre. Je dirai plus : je dois à Laure tout ce que je suis. Je ne serais point arrivé à un certain degré de renommée, si elle n’avait, par de nobles sentiments, fait germer ces semences de vertus que la nature avait jetées dans mon cœur. »
     
     
    En 1337, Pétrarque s’établit à Vaucluse (aujourd’hui Fontaine-de-Vaucluse).
    En 1341, sa renommée poétique est si grande qu’il se voit décerner la couronne de Prince des Poètes, à la fois par l’université de Paris et par Rome ; il lui faut choisir : il choisit Rome, évidemment : plus proche de Laure…  On pose sur son front la couronne de laurier (qui évoque le prénom Laure !) ; la couronne de laurier symbolise Apollon, divinité de la poésie.
    Il faut remarquer que, dans le « Canzionere », tout dédié à l’amour éprouvé pour Laure, Pétrarque glisse parfois des écrits politiques particulièrement virulents.
     
    Vient l’année 1348, une année charnière, une année terrible pour Pétrarque. En effet, le 19 mai 1348, tandis qu’il séjourne à Vérone, il apprend la mort de Laure ; elle est morte de la peste en avril 1348, à l’âge de 38 ans. En fait, il y a eu des polémiques autour de cette mort ; d’abord on a dit que c’était la peste ; mais devant l’absence de signes de cette maladie, on a évoqué simplement un état d’épuisement de Laure, consécutif à ses 11 accouchements !… Mais cela ne change rien pour notre poète…
    Dès cet instant, Pétrarque en conçoit une terrible amertume ; son amour se mue en adoration, teintée de regrets sur la fuite du temps et la vanité des choses. La vie pour lui n’a plus de sens maintenant que Laure n’est plus, et il lui tarde de la rejoindre, dans la mort ; il écrit ( sixtine 268) :
     
    «  Que dois-je faire, Amour, que me conseilles-tu ?
    Il est temps de mourir
    Et j’ai tardé plus que je ne voudrais.
    Ma dame est morte et elle a mon cœur avec elle ;
    Si je veux la suivre
    Il convient d’interrompre ces années funestes,
    Car la revoir, jamais
    Ici je n’espère, et l’attendre est ennui.
    Puisque toute joie
    Par son départ, pour moi en larmes est changée,
    Toute douceur est de ma vie ôtée… »
     
     On peut penser que seul son sentiment religieux l’empêche alors de se suicider. Les poèmes rédigés après la mort de Laure font l’objet de la deuxième partie du « Canzionere »… Il écrit, alors, des poèmes où s’exprime toute sa douleur de vivre, alors que Laure n’est plus :
     
    Sonnet 278 :
     
    «  En son âge plus beau, en pleine floraison
    Quand Amour a sur nous toujours le plus d’empire,
    Abandonnant sur terre sa terrestre enveloppe,
    S’est départie de moi Laure qui est ma vie.
     
    Vivante et belle et nue, au ciel elle est montée,
    Et de là, sur moi règne, et de là me domine.
    Ah ! pourquoi de ce corps ne me dépouille pas
    Mon dernier jour, qui est premier dans l’autre vie ?
     
    Afin qu’ainsi que mes pensées l’escortent,
    Légère, libre et joyeuse mon âme, de même
    La suive, et que je sois hors de si grands tourments.
     
    Chaque instant de retard n’est que pour mon dommage,
    Pour me rendre à moi-même fardeau encor plus lourd,
    Ô quelle belle mort, or il y a trois ans ! »
     
    Il écrit encore :
     
    «  Maintenant qu’elle est morte
    Celle qui me faisait parler, celle
    Qui de mes pensées occupait la cime,
    Je n’ai plus la force, je n’ai plus
    Cette lime si douce pour rendre suaves
    Et brillantes des rimes âpres et sombres.
    Je ne voulais que pleurer, non
    Me faire honneur de mes pleurs. Aujourd’hui
    Je voudrais bien plaire, mais silencieux,
    Fatigué, cette dame altière m’invite
    A la suivre… »
     
    Ce dernier poème mérite qu’on s’y arrête un instant ; en effet, il est intéressant indépendamment de l’amour encore qu’il exprime, car on y voit que Pétrarque, dans son œuvre, ne succombe pas au charme de la seule spontanéité ; bien au contraire, au-delà de l’inspiration sincère, Pétrarque travaillait énormément ses textes et ses rimes, et ciselait ses poèmes…
     
    Pétrarque, malgré cet amour exclusif et platonique pour Laure, eut malgré tout deux enfants illégitimes de deux femmes différentes : il faut noter que le fait d’entrer dans les ordres mineurs ne l’obligeait pas à la chasteté, mais seulement au célibat ; les sentiments sont une chose, la nature en est une autre !…
    En 1370, fatigué des voyages, lassé de la vie, Pétrarque se retire à Padoue ; avec le temps, puis avec la mort de Laure, une certaine évolution s’est opérée en lui ; finalement, une sorte de sentiment religieux l’envahit ; plus exactement, il finit par se demander si, ébloui et occupé sans cesse par la passion tout humaine qu’il a nourrie pour Laure, il n’a pas délaissé de ce fait la passion divine qu’il aurait pu éprouver pour Dieu… Finalement, il se demande s’il n’a pas perdu son temps… Tel est bien le sens du sonnet 364 :
     
    «  Amour, vingt et un ans m’a tenu tout brûlant
    Et heureux dans le feu, dans le deuil plein d’espoir ;
    Et depuis que ma dame et mon cœur avec elle
    Sont montés jusqu’au ciel, dix autres ans pleurant.
     
    Désormais je suis las, et je blâme ma vie
    Des nombreux errements qui de vertu le germe
    Ont presque éteint ; et mes journées ultimes,
    Haut Dieu, je les remets à Toi dévotement.
     
    Repentant, attristé des ans ainsi passés
    Qui se devaient passer à de meilleur usage,
    A rechercher la paix et à fuir les tourments.
     
    Seigneur qui m’as en cette prison enfermé,
    Retire m’en, sauvé des éternels dommages,
    Car je connais ma faute, et je ne m’en excuse. »
     
    Tout à la fin de sa vie, il en vient à évoquer la Vierge, qui lui apparaît comme la plus parfaite image de l’amour total sublimé. Le « Canzoniere » se termine ainsi par un hymne à la Vierge :
     
    « … Vierge, je te consacre, purifiés,
    A ton nom mes pensées, mon génie et mon style,
    Et ma langue et mon cœur, mes larmes et mes soupirs.
    Guide-moi vers le meilleur gué
    Et agrée mes désirs convertis.
     
    Le jour s’approche, il ne peut être loin,
    Tellement court et vole le temps,
    Ô Vierge unique et seule,
    Et tour à tour mon cœur poignent conscience et mort.
    Recommande-moi à ton fils véritable
    Homme, véritable Dieu,
    Qu’il reçoive mon esprit ultime en paix. »
     
    Ainsi se termine « Canzoniere » ( Le Chansonier)
     
     
     
    Pétrarque meurt le 18 juillet 1374, à Arqua. On le retrouve mort dans sa bibliothèque, encore assis à sa table de travail, le visage tombé dans un livre ouvert… Il est enseveli à Arqua, où il avait fait construire son ultime demeure.
     
    Finalement, Pétrarque est tout à la fois un homme ancien et moderne. Moderne par sa façon de dépeindre l’amour, absolu et éternel, ce qui a des résonances encore très contemporaines si on pense à la façon dont l’amour est décrit dans la chanson par exemple ; moderne aussi par l’emploi de la langue vulgaire à la place du latin ; mais en même temps homme du Moyen-Âge, par cette façon de se tourner vers la Vierge finalement, ce qui est plus rare de nos jours dans le cadre d’une évolution amoureuse  !!!…
    Par ailleurs, il faut noter que Pétrarque a été rendu célèbre essentiellement par les aspects modernes de son œuvre et par sa peinture de l’amour, et non par celles de ses œuvres
    qu’il jugeait lui-même plus nobles…
    D’autre part, on peut se demander si Pétrarque se range vraiment et complètement dans les érudits, à la différence de Dante ; en effet, les érudits s’expriment en latin et sur des sujets studieux ; de ce point de vue, Pétrarque, parlant d’amour en italien, se rapproche d’une certaine façon des saltimbanques, trouvères ou troubadours qui eux aussi chantent l’amour… Il demeure que l’œuvre poétique de Pétrarque constitue une riche autobiographie sentimentale, écrite sans doute pour la première fois d’une manière simple et directe, terriblement humaine et vraie, avec une sincérité et une sensibilité qui ont su toucher la postérité…
    Une postérité qui a été abordée par Pétrarque lui-même dans une sorte de testament :
     
    «  Vous avez peut-être entendu
    Parler de moi, quoiqu’il est douteux
    Que mon nom si mince et si obscur
    Traverse l’espace et le temps,
    Et vous désirerez sans doute savoir
    Qui j’étais et quel a été le sort
    De mes ouvrages. »…
     
    Qui était Pétrarque ?… Un érudit et un humaniste, certes ; mais surtout un homme amoureux, un homme sincère qui nous invite, à travers l’itinéraire amoureux du « Canzoniere », à partager les souffrances et les joies d’un merveilleux et impossible amour, et cela c’est de tous les temps… Franchement, ça vaut le coup de lire quelques uns des poèmes de Pétrarque ! Courez chez votre libraire et demandez-lui « Le Chansonnier » de Pétrarque : vous passerez pour intelligent et érudit, c’est toujours ça de pris ! Maintenant, si votre modestie s’accommode mal de frimer de la sorte, faites simplement un tour à la bibliothèque de votre quartier, vous y trouverez peut-être un recueil des poèmes de Pétrarque, à lire sans modération pendant les longues soirées d’hiver.
     
     
     

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    Certains coups d’essai sont des coups de maître : tel est le cas de « La joueuse d’échecs » qui est le premier roman de Bertina Henrichs, une Allemande née à Francfort mais qui vit en France depuis les années 80, et qui a écrit ce premier roman directement en français... Je dois pourtant dire qu’il présente un petit défaut : les premières pages... Dès le début de la lecture, on a droit à des remarques paysagistes bien longues sur une colline en Grèce, un vestige du temple d’Apollon, le soleil couchant le soir, l’étrange mystère d’une terre sévère posée sur la mer Egée et autres considérations touristico-culturelles chiantes... De là on saute au prolétariat de base : 
     une femme de ménage qui passe le balai et l'aspirateur dans les chambres d’un hôtel, bref, on s’ennuie, et je suis poli cette fois, pour ne pas vous choquer à nouveau pour la deuxième fois en moins de cinq lignes ! Mais en matière de lecture, c’est comme pour les orpailleurs : il faut souvent un peu de ténacité avant de trouver les pépites d’or !... Alors j’ai continué, et c’est à la page 16 que l’histoire décolle ; on est pris alors dans l’engrenage du scénario, une histoire en fait très simple au départ : une femme de ménage, Eleni, sur la petite île de Naxos, mène une vie simple, entre l’hôtel où elle nettoie les chambres et son foyer, un mari et deux enfants un milieu simple, humble, peu lettré… Or un jour, en faisant le ménage dans une chambre, Eleni est fascinée par un échiquier dont, par maladresse, elle a fait tomber une pièce.  Peut-on imaginer histoire plus banale qu’une femme de ménage qui bouscule une pièce d’échecs ? Pourtant, il va en résulter pour Eleni un véritable bouleversement.
     Elle va vouloir acquérir un jeu d’échecs, puis se passionnera en découvrant peu à peu les règles ce jeu, et s'émerveille de découvrir qu'aux échecs la reine a plus de pouvoir que le roi !… Cela n’ira pas sans mal, car son mari n’accepte pas ce qu’il considère comme une lubie infâmante… Eleni retrouvera son vieux professeur qui l’aidera à jouer et à progresser… Je n’en dirai pas plus, car il faut ménager le suspense… La joueuse d’échecs est un excellent roman car il est la démonstration que l’on peut écrire une belle histoire, sensée, intelligente et pleine de sensibilité, avec ne histoire simple ne rassemblant que quelques personnages. On est loin ici des « best-sellers » de 900 pages, interminables feuilletons verbeux à multiples rebondissements invraisemblables et imbéciles. Ici on a une histoire et une œuvre derrière laquelle, sans leçon de morale ni pédantisme aucun, est abordé avec une légèreté sérieuse le thème de l’émancipation d’une femme. A lire absolument : 155 pages de pur délice (sauf les 15 premières, je l’ai déjà dit… mais faites comme moi, ne vous laissez pas décourager et rejoignez vite la page 16 pour le vrai départ !) En outre, un si beau moment de lecture ne coûte que cinq euros en Livre de poche !... Quoi ? Vous êtes encore là ?... Coupez vite l’ordi et foncez chez le libraire ! Ne perdez pas de temps, ce serait trop bête de mourir sans avoir lu La joueuse d’échecs, par Bertina Henrichs !

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    Je ne vais pas faire la critique de telle ou telle œuvre de Villon, mais seulement tenter de vous inciter à lire au moins quelques lignes, quelques poèmes de lui… Pour cela, je vous invite à me suivre, nous partons à la rencontre de François de Montcorbier, alias François Villon…
     
    «  Frères humains qui après nous vivez
    N’ayez les cœurs contre nous endurcis… »
    Ces deux vers en forme de prière s’adressent à nous tous, par-delà une longue distance ; non pas une distance dans l’espace, mais dans le temps. Voilà cinq siècles et demi qu’ils ont été écrits, dans des circonstances dramatiques, dans une atmosphère de mort et d’épais mystère, par François Villon, l’un des plus grands poètes que la France ait engendrés. Mystère, oui. Parce que, un jour, après avoir failli se retrouver pendu à un gibet, ce poète magnifique va disparaître à tout jamais, sans laisser derrière lui la moindre trace… Cette distance de plus de cinq siècles qui nous sépare de lui, nous allons la parcourir maintenant dans l’autre sens… Fermez les yeux, la machine  à remonter le temps est en marche…
    Vous pouvez les rouvrir ! Voilà, nous sommes en l’an de grâce 1462, à Paris. Très précisément nous sommes dans la rue Saint-Jacques, au coin de la chapelle Saint-Benoît-le-Bétourné. Devant la petite église rêvasse un homme d’une trentaine d’années, maigre, à l’apparence pauvre, les traits prématurément marqués, mais les yeux irradiant l’intelligence la plus vive. Cet homme s’appelle François de Montcorbier, il est né en 1431, au moment où, à Rouen, les Anglais faisaient monter Jeanne d’Arc au bûcher. Après la mort de son père, François de Montcorbier a été confié aux bons soins du chanoine de Saint-Benoît, nommé Guillaume Villon, et il a passé la plus grande partie de sa jeunesse auprès de lui. Et c’est en hommage à ce « plus que père » comme il l’appelle, que le jeune François de Montcorbier lorsqu’il a commencé à composer des vers, a choisi de prendre désormais son nom. C’est ainsi que François de Montcorbier est devenu François Villon, sans savoir encore qu’il va rendre ce nom illustre pour des siècles et des siècles. Dans sa prime jeunesse, le futur poète mène la vie à la fois studieuse et agitée de tous les étudiants. Nettement plus agitée que studieuse dans son cas. Rien de nouveau sous le soleil : François Villon et ses compaings organisent des chahuts nocturnes, prennent plaisir à choquer le bourgeois de Paris, se heurtent, parfois violemment, aux archers du bon roi Charles VII. Il y a aussi, déjà, des grèves de professeurs et des fermetures d’universités : on se croirait en mai 68 ! Il arrivera à François Villon devenu poète, de regretter son manque d’assiduité aux cours :
    «  Mais quoi ! Je fuyais l’école
    Comme fait le mauvais enfant
    En écrivant cette parole
    A peu que le cœur ne me fend ! »
    Il parvient tout de même en 1452, il a 21 ans, à décrocher sa maîtrise ès arts à l’université de Paris. Et c’est après que les choses se gâtent. François Villon, livré à lui-même, va basculer dans ce qui ne s’appelle pas encore la délinquance. D’abord, il passe son temps dans les tavernes. Ensuite, il ne fréquente à peu près que des prostituées, et joue à l’occasion les proxénètes.
    Mais il y a pire. En 1456, la nuit de Noël, il participe à un vol avec effraction au célèbre Collège de Navarre, rue Saint-André-des-Arts. Là, ça commence à sentir vraiment mauvais et il est obligé de fuir Paris, pour échapper à la justice royale. Juste avant de partir, il a cessé d’être l’anonyme François de Montcorbier, pour devenir l’immortel François Villon. Car en 1457, il a écrit ce qu’on appelle Le Lais (l’équivalent de notre mot moderne legs, c’est-à-dire ce qu’on donne par testament). On retrouve la trace de François Villon à Blois, à la Cour du prince Charles d’Orléans. Celui-ci, poète également, mais moins talentueux que son hôte loqueteux, a organisé un concours de poésie sur un thème imposé, basé sur une série d’oppositions. François Villon remporte le premier prix, avec l’une de ses plus admirables ballades, dans laquelle il parvient à exprimer toute l’incapacité au bonheur de l’homme, son insatisfaction fondamentale, avec des accents qui nous touchent encore aujourd’hui :
    «  Je meurs de soif
    Auprès de la fontaine
    Chaud comme feu
    Et tremble dent à dent,
    En mon pays suis
    En terre lointaine,
    Près d’un brasier
    Frissonne tout ardent… »
    Admirable poème, l’un des plus hauts de notre langue, dont chaque strophe se termine par le même distique :
    Bien accueilli
    Débouté de chacun.
    Bien accueilli, débouté de chacun c’est toute la vie de François Villon. Car les événements se précipitent. En 1461, pour des raisons obscures, on le retrouve dans les oubliettes du château de Meung-sur-Loire, propriété de l’évêque d’Orléans, qui l’y a fait jeter. Nous ne savons rien des causes de cette incarcération. Coup de chance pour Villon : Charles VII étant mort, son fils Louis XI devient roi. A cette occasion, montant du Dauphiné à Paris, il passe par Meung et gracie tous les prisonniers : Villon est libéré…
    On retrouve François Villon à Paris en 1461. S’est-il assagi ?... Hélas non !… Il a juste 30 ans, il est au point de basculement de sa vie. A la fois au sommet et au plus bas. Le sommet : il compose dans la fièvre l’œuvre qui lui vaudra l’immortalité : Le Testament. Au plus bas : ayant renoué avec la pègre parisienne, il est de nouveau impliqué dans une affaire d’agression à main armée, arrêté et emprisonné au Châtelet. Récidiviste, son affaire est claire : après avoir été torturé, François Villon est condamné à être pendu en Place de Grève (L’actuelle place de l’Hôtel de Ville). Et c’est dans sa prison, attendant la mort, qu’il compose son admirable Ballade des pendus, dont nous citions les deux premiers vers au début :
    «  Frères humains qui après nous vivez
    N’ayez les cœurs contre nous endurcis… »
    Finalement sa peine est commuée en dix ans de bannissement de Paris. Et c’est ainsi que, le 5 janvier 1463, François Villon quitte Paris par la barrière Saint-Antoine, vers l’actuelle place de la Bastille, marche à travers la campagne gelée, en direction du pont de Charenton. Il le franchit, et puis…plus rien ! Nul n’entendra plus jamais parler de François Villon. Il ne laissera aucune trace de son passage nulle part. Il disparaît, se dissout, devient invisible… Est-il mort dans les jours ou les semaines suivantes ? A-t-il vécu encore plusieurs dizaines d’années sous une fausse identité, dans quelque province reculée ? Où est-il enterré ? Existe-t-il encore aujourd’hui, en France, des descendants directs des enfants qu’il aurait pu avoir ?... Nul ne le sait. Tout se passe comme si, le 5 janvier de l’an de grâce 1463, le premier poète de ce pays s’était évaporé dans les airs en répandant la féconde semence de ses vers admirables sur l’ensemble du pays de France, nous laissant, comme un signe de croix tracé sur nos fronts, par delà les siècles qui nous séparent et nous unissent, les derniers vers de sa Ballade des pendus :
    «  Mais priez Dieu
    Que tous nous veuille absoudre… »

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                     LE GRAND MEAULNES
     
     
    En littérature, il est courant que le roman, bien qu’il soit une œuvre de fiction, soit en fait lié à la vie de son auteur. Un roman très connu en est une parfaite illustration, il s’agit du Grand Meaulnes, roman écrit par Alain-Fournier et publié en 1913. Si nous avons choisi cette œuvre pour illustrer la connivence entre un auteur et le héros de son livre, c’est que, s’il n’y avait pas eu Yvonne de Quiévricourt, dont le romancier s’inspirera pour son roman,  et qui sera Yvonne de Galais dans Le Grand Meaulnes, le roman Le Grand Meaulnes n’aurait jamais été écrit…
    La caractéristique de ce roman, Le Grand Meaulnes, est d’avoir en quelque sorte un double ancrage : ancré dans la réalité d’une part, avec un récit nourri des souvenirs d’enfance et de la vie même d’Alain-Fournier, mais également ancré dans le monde du rêve, avec le domaine mystérieux découvert par Augustin Meaulnes dans la première partie du livre…
                                                             Yvonne de Quiévricourt
     
    Le Grand Meaulnes est un roman où interfèrent le rêve et le réel, mais où interfèrent aussi la littérature et la vie sentimentale de l’auteur… Et la rencontre entre Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais dans le roman, nous renvoie à une rencontre que l’auteur a vécue…
    En effet, c’est en 1905 que se produit la rencontre décisive ; Henri Fournier, né en 1886, a alors 19 ans, et après avoir passé son baccalauréat au lycée de Bourges, il est élève au lycée Lakanal à Sceaux, en classe préparatoire à l’Ecole Normale Supérieure… Le 1er juin 1905, tandis qu’il se promène au Grand-Palais, à Paris, il croise soudain une jeune fille blonde, vêtue d’un long manteau marron, et qui appuie son bras sur celui d’une vieille femme habillée en noir… Henri Fournier est immédiatement ébloui par la jeune fille… Il suit les deux femmes à distance, il prend avec elles un bateau-mouche, et lorsqu’elles en descendent, il les suit à nouveau ; il découvre ainsi l’adresse de la jeune fille, 12 boulevard Saint-Germain. Il revient les jours suivants devant sa porte, et finit par apercevoir la jeune fille à sa fenêtre, le 10 juin 1905 ; elle ne dit rien, elle paraît surprise, elle sourit et referme la fenêtre. Le lendemain, 11 juin, il revient à nouveau au pied de son immeuble et il la voit sortir, un livre de prières à la main ; il l’aborde alors en lui disant ces seuls mots : « Vous êtes belle !» La jeune fille le rabroue, mais nullement découragé il la suit encore, et comme elle va à la messe à l’église Saint-Germain-des-Prés, il y va avec elle… A la sortie de l’église, il a enfin une longue  conversation avec la jeune fille, le temps d’une balade commune au long des rues… Elle lui précise qu’elle n’est que de passage à Paris et qu’elle repart très bientôt ; et qu’en outre elle est fiancée… Ils ne pourront donc pas se revoir… Au pont de la Concorde, il lui donne son nom : Henri Fournier, elle lui livre le sien : Yvonne de Quiévricourt ; mais elle lui demande de ne plus la suivre… Ils se quittent là, Henri Fournier la regarde s’éloigner, puis elle disparaît dans la foule… Cette rencontre sera déterminante pour Henri Fournier. Il rencontrera d’ailleurs à nouveau Yvonne de Quiévricourt, huit ans plus tard, à Rochefort, où elle est mariée avec un médecin de marine, le Docteur Amédée Brochet de Vaugrigneuse, dont elle a eu deux enfants… On peut dire finalement qu’il y a eu une véritable attirance entre Henri Fournier et Yvonne de Quiévricourt, et que c’est une histoire d’amour qui aurait pu être réciproque. Pourtant elle ne s’est pas réalisée dans la vie, et s’est conclue en littérature, par un roman : Le Grand Meaulnes, écrit précisément entre les deux rencontres, celle de 1905 et celle de 1913.
    Dans le roman, Henri Fournier transpose presque intégralement la première rencontre :
    «  Il entendit des pas grincer sur le sable. C’étaient deux femmes, l’une très vieille et courbée ; l’autre, une jeune fille blonde, élancée…Cependant, les deux femmes passaient près de lui, et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent plus tard, lorsqu’il s’endormait après avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. L’une avait un chapeau comme elle, et l’autre son air un peu penché ; l’autre son regard si pur ; l’autre encore sa taille fine, et l’autre avait aussi ses yeux bleus ; mais aucune de ces femmes n’était jamais la grande jeune fille. Meaulnes eut le temps d’apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes… Perplexe, il se demandait s’il allait les accompagner, lorsque la jeune fille dit à sa compagne : 
    Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense ?...
    Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et lorsqu’elles descendirent sur l’embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave qui semblait dire :
    «  Qui êtes-vous ? Que faites vous ici ? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais. »… Meaulnes se retrouva sur le même yacht que la jeune châtelaine. Et il put regarder à l’aise la jeune fille, qui s’était assise à l’abri. Elle aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu mordue. A terre, tout s’arrangea comme dans un rêve. Meaulnes s’avança dans une allée où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d’elle sans avoir eu le temps de réfléchir :
    «  Vous êtes belle », dit-il tout simplement.
    Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu’il appelait sa balourdise, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu’il ne reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu’il l’aperçut soudain venant à sa rencontre. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu’elles pliaient par instants et qu’on craignait de les voir se briser. Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas :
    -        Voulez-vous me pardonner ?
    -        Je vous pardonne, dit-elle gravement..
    « Je ne sais même pas qui vous êtes », dit-elle enfin…
    Je ne sais pas non plus votre nom, répondit Meaulnes.
    Elle hésita, le regarda in instant en souriant et dit :
    « Mon nom ?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais… »
    Et elle s’échappa.
     
    On voit que les deux rencontres, celle de Henri Fournier avec Yvonne de Quiévricourt, et celle de Meaulnes avec Yvonne de Galais présentent bien des analogies. En particulier, il y a aussi un bateau dans le roman, comme il y avait un bateau-mouche dans la rencontre de 1905 ; et en outre Meaulnes dit : «  Vous êtes belle !», comme l’avait dit Henri Fournier.
    On sait que Henri Fournier rencontra une nouvelle fois Yvonne de Quiévricourt, à Rochefort en 1913, soit huit ans après la rencontre parisienne. On est frappé de l’analogie entre ces deux rencontres : il y a toujours une sorte de fascination mutuelle entre ces deux êtres qui pourtant ne se sont pas connus. Entre temps, Henri Fournier rencontre un copain, Jacques Rivière, qui épousera Isabelle, la sœur de Henri Fournier. Isabelle était très attachée à son frère ; après la mort de ce dernier en 1914, à la guerre, elle va tout faire pour occulter certains aspects de la vie de son frère, et contribuer à la légende d’Alain-Fournier, qu’on pourrait résumer ainsi :
    « Un seul grand amour, un seul roman, après quoi, il ne restait plus qu’à mourir »… En réalité Henri Fournier a eu d’autres aventures sentimentales…
    Le roman : Le Grand Meaulnes est un roman qui plaît beaucoup, et qui continue de fasciner nombre de lecteurs. Cela tient en partie au fait qu’il est construit un peu à la manière d’un rêve, où se mêlent des éléments réels et des éléments purement oniriques… On retrouvera une atmosphère semblable dans un film d’André Delveaux sorti en 1968 : «  Un soir un train », avec Anouk Aimée, et Yves Montand. Dans ce film, un train qui a quitté la gare depuis un moment s’arrête en rase campagne suite à un incident. Des gens en descendent, et se retrouvent quelques instants plus tard dans une région inconnue, comme s’ils s’étaient soudain égarés… Or on trouve une scène équivalente dans le Grand Meaulnes, lorsque Meaulnes, qui a emprunté la charrette du père Firmin pour chercher le grand-père de monsieur Seurel à la gare de Vierzon, se perd en forêt, et se retrouve soudain dans un domaine mystérieux où se passent des choses étranges, et où Meaulnes rencontre pour la première fois Yvonne de Galais…
    Le roman comprend trois parties, qui ne présentent pas une grande unité entre elles.
    La première partie comprend 17 chapitres ; on a dit parfois de cette première partie du roman qu’elle est la meilleure, et que le reste du roman est plus faible. En fait, ce qui est vrai, c’est que cette première partie contient l’essentiel des thèmes qui font le succès du Grand Meaulnes, à savoir une dimension champêtre, un peu à la manière de George Sand, une dimension nostalgique sur l’adolescence, une adolescence mêlée à la vie scolaire, une dimension sentimentale aussi, avec la rencontre de l’amour comme on le rencontre à l’adolescence, et enfin cette extraordinaire dimension onirique, en particulier lorsque Meaulnes, perdu dans la forêt un soir, se retrouve soudain au cœur d’une fête mystérieuse en forêt, au cours de laquelle il va rencontrer Yvonne de Galais et en tomber amoureux…
    La deuxième partie du roman, qui comprend douze chapitres, est un peu en rupture avec la première… Après le retour de Meaulnes, suite à sa mystérieuse aventure en forêt, la vie reprend son cours à l’école, mais les élèves jouent d’une manière qui semble davantage puérile ; autrement dit, tandis que l’ambiance de la première partie est plutôt celle de l’adolescence, la deuxième partie est quant à elle davantage tournée vers l’enfance et ses jeux ; et on voit arriver à l’école un mystérieux bohémien, qui devient rapidement un rival de Meaulnes… En fait la deuxième partie est écrite comme une histoire pour enfants, avec une intrigue purement matérielle. On y trouve le monde de l’enfance, décrit comme celui d’un paradis perdu…
    La troisième partie du roman est encore très différente ; on peut dire que le centre d’intérêt change… En fait, dans les trois parties du roman, le centre d’intérêt change à chaque fois :
    -        dans la première partie, c’est le Grand Meaulnes
    -        dans la deuxième partie, c’est Franz de Galais
    -        dans la troisième partie, c’est le narrateur, François Seurel, qui prend de l’étoffe, tandis que le personnage du grand Meaulnes devient plus flou, comme égaré dans l’adolescence… La troisième partie du Grand Meaulnes, on peut dire que c’est la partie la plus adulte du roman. En effet le temps a passé, et les enfants sont devenus des adultes. Le Grand Meaulnes épouse Yvonne de Galais. Quant au narrateur, François, il est aussi amoureux d’Yvonne de Galais mais il lui est impossible de l’aimer, parce qu’il y a d’abord cette idée qu’on ne prend pas la femme d’un ami. Mais il y a aussi, sous-jacente une autre idée : celle que, à un moment donné, l’amour est si fort entre deux êtres, sur le plan sentimental et spirituel, qu’il ne peut se réaliser, comme si le fait de se réaliser charnellement détruisait la force spirituelle et la beauté sentimentale de cet amour.
    Dans un roman, l’auteur se retrouve la plupart du temps dans un des personnages, un des héros du roman. Il faut donc ici se demander dans quel personnage du roman se projette Alain-Fournier. La réponse semble évidente : c’est Augustin, le Grand Meaulnes, amoureux d’Yvonne de Galais, tout comme Henri Fournier avait été amoureux d’Yvonne de Quiévricourt… Pourtant, et ça apparaît nettement dans la troisième partie du roman, Henri Fournier se trouve également dans le personnage de François Seurel, le narrateur, lequel est en quelque sorte le double du Grand Meaulnes… On le voit dans cette scène étonnante de la rencontre entre François Seurel et Yvonne de Galais, après le départ du Grand Meaulnes :
    « Il fallait bien, dis-je, que je vinsse au plus tôt pour vous tenir compagnie.
    -        Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule encore, Augustin n’est pas revenu… Prenant ce soupir pour un regret, un reproche étouffé, je commençais à dire lentement :
    -        Tant de folies dans une si noble tête. Peut-être le goût des aventures plus fort que tout…
    Mais la jeune femme m’interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-là, que pour la première et la dernière fois, elle me parla de Meaulnes.
    «  Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, François Seurel, mon ami. Il n’y a que nous, i n’y a que moi de coupable. Songez à ce que nous avons fait… Nous lui avons dit : Voici le bonheur, voici ce que tu as cherché pendant toute ta jeunesse, voici la jeune fille qui était à la fin de tous tes rêves ! Comment celui que nous poussions ainsi par les épaules n’aurait-il pas été saisi d’hésitation, puis de crainte, puis d’épouvante, et n’aurait-il pas cédé à la tentation de s’enfuir !
    -        Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce bonheur-là, cette jeune fille-là.
    -        Ah, soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée orgueilleuse. C’est cette pensée-là qui est cause de tout. Je vous disais : Peut-être que je ne puis rien faire pour lui. Et au fond de moi je pensais : Puisqu’il m’a tant cherchée et puisque je l’aime, il faudra bien que je fasse son bonheur. Mais quand je l’ai vu près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, j’ai compris que je n’étais qu’une pauvre femme comme les autres…
    -        Je ne suis pas digne de vous, répétait-il quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces. Et j’essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son angoisse. Alors j’ai dit : S’il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous où rien ne pouvait vous rendre heureux, s’il faut que vous m’abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c’est moi qui vous demande de partir… »
     
    Le Grand Meaulnes, roman intemporel, est bien d’une certaine façon le roman d’un amour impossible, ou du moins d’un amour qui reste sentimental, et ne peut s’incarner dans un amour charnel. Si on regarde ce que fut la vie de Henri Fournier et sa rencontre avec Yvonne de Quiévricourt, et si on se replace dans le contexte de l’époque, on est en 1905, au tout début du 20è siècle, et la Grande Guerre n’avait pas encore, en quelque sorte, nivelé la société, on se dit que, probablement, la fascination mutuelle de Henri Fournier et d’Yvonne de Quiévricourt a été renforcée par la conscience qu’ils avaient tous les deux de l’écart social qui les séparait : Yvonne de Quiévricourt appartient au monde la noblesse aristocratique, tandis que Henri Fournier est un roturier, issu d’un milieu plus simple, un pur produit de l’ascension sociale républicaine, fils d’un couple d’instituteurs, lui-même se destinant aux études supérieures, à l’enseignement… Mais en même temps, il est probable aussi que cet écart de classe sociale a pu empêcher cette rencontre d’aboutir… Le thème de la séparation des êtres, dans une certaine impossibilité d’aimer, revient fréquemment dans le roman, comme dans ce passage encore :
    «  Ils arrivaient en vue de l’embarcation. Elle s’arrêta soudain et dit pensivement : Nous sommes deux enfants ; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu. Ne me suivez pas. Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors la jeune fille dans le lointain, au moment de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s’arrêta et, se tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Etait-ce un dernier signe d’adieu ? Etait-ce pour lui défendre de l’accompagner ? Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire ?... »
    En conclusion, on peut dire que, sur le plan littéraire, le Grand Meaulnes est un roman qui rejoint la Princesse de Clèves, roman qui s’inscrit lui-même dans la tradition médiévale de l’amour courtois, dans lequel un chevalier courtise ardemment une châtelaine, laquelle résiste et demeure idéalisée en tant que femme, et inaccessible… Autrement dit, que ce soit dans la tradition de l’amour courtois, dans La Princesse de Clèves, et dans Le Grand Meaulnes, il y a toujours une femme idéalisée, et un amour qui ne se réalise pas. On peut songer également au poète italien Pétrarque, qui dans son recueil de sonnets «Canzone », chante l’amour toujours platonique qu’il a éprouvé pour la belle Laure… Finalement, la question qui se pose, c’est au fond de savoir si cette idée d’un amour très grand, mais qui ne se réalise pas, est une donnée permanente de l’esprit humain, une sorte de rêve éternel d’amour absolu et pur qu’auraient tous les hommes, ou bien s’il ne s’agit là seulement que d’un sentiment purement littéraire, qu’on ne trouve que dans les romans en général, et dans Le Grand Meaulnes en particulier… Henri Fournier ne nous donne pas la réponse ; c’est en nous-même qu’il faut la chercher !...
     
     
         

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